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April 15, 2010

L'Orient Le Jour - Une invitation implicite à l’action : redécouvrir le « Génie féminin »

Si la Société libanaise de psychanalyse propose des rendez-vous réguliers pour penser la guerre, « finie, infinie », ces rencontres sont surtout l'occasion d'une prise de recul, d'un temps de réflexion pour mieux revenir à « l'agir ».
Le thème choisi pour le mois précédent était celui des guerres et des femmes, traité par Anicée el-Amine, psychanalyste engagée au plus près du terrain - notamment dans le Sud à la suite de la guerre de juillet 2006 - et porte-parole féministe du « discours voilé » des femmes, selon son expression. Quand bien même elle annoncerait d'entrée de jeu avoir abdiqué son rêve des années soixante d'un projet libanais réformateur porté par les femmes, Mme el-Amine rend hommage à ces dernières en faisant la lumière sur leur façon « autre » d' « être au monde »*.
Autre est la femme, comme le souligne Lacan, si tant est qu'elle existe dans la mesure où le féminin fait objection à l'universel : « La femme n'existe pas » du fait de cette absence à elle-même, puisqu'elle n'est pas complètement soumise au registre phallique qui domine la vie psychique des hommes - ce qui fait que chaque femme est différente de toute autre, alors que par l'universalité de cette fonction, les hommes rejoignent systématiquement la catégorie universelle. Françoise Dolto disait elle-même : « Moi, Françoise, je suis pour moi Françoise une énigme. Je ne sais pas du tout qui je suis... »
C'est précisément sur cette énigme du féminin que Maud Saïkaly, présidente de la SLP et modératrice du débat, ouvre la conférence. Ainsi, « la femme est-elle un personnage inquiétant, un être vu comme très violent ; Lilith est une femme violente et les hommes en ont peur... Mystères des hormones, de l'ovulation, du cycle féminin ; tout se passe à l'intérieur, loin des yeux. C'est dangereux. Chez l'homme il y a le pénis, on voit tout. » N'ayant pas de pénis, la femme naît, elle, castrée, selon Freud. Le manque est là d'emblée - Lacan a intégré la castration dans une théorie plus globale du manque - et « l'objet perdu », préoccupation première de la conférencière, rejoint sans doute ce manque.
Objet perdu : « dans une guerre, seule une femme sait ce qu'elle perd », rappelle Maud Saïkaly ; « elle perd son homme, son fils, son père »... Et un tas d'autres choses, corrobore Anicée el-Amine qui, pour sa part, y a surtout laissé son rêve pour le Liban, dont elle confesse avoir complété le deuil par le biais de l'écriture. Mort du père aussi, pendant la guerre civile, car on a tué la loi et la loi c'est le père symbolique. Le régime patriarcal se transforme alors en un régime viril. Les femmes qui vont au front sont déniées de toute féminité et deviennent les sœurs camarades des combattants. Sauf qu'à la différence des hommes, elles, pendant la guerre, « comprennent qu'elles ont besoin de combattre le diable qu'il y a dans leur esprit ». Est-ce ce manque originel, cet « objet perdu » qui maintient chez la femme cette capacité de douter et de questionner cette part d'humanité ?
Toujours humaine, c'est elle qui accueille la vie et qui prend en charge le deuil telle l'héroïne d'Andrée Chedid dans La maison sans racine, qui continue le chemin, en dépit de la guerre. C'est sans doute pour ce qu'elles représentent justement - ce symbole de vie qui perdure - que, pour accomplir l'humiliation du groupe, l'ennemi viole les femmes. Sources de vie, les femmes sont résistance, chacune à sa manière. Alors que les télés ne montrent que des femmes en sanglots, effondrées, Anicée el-Amine raconte d'autres histoires : Jocelyne Khoueiry qui, à vingt ans, avait pris les armes dans la résistance chrétienne et qui s'était trouvée à la tête d'un millier de combattantes et qui, par la suite, a fondé le Centre Jean-Paul II pour venir en aide aux nécessiteux ; Jennifer Sfeir, combattante dans les Forces libanaises, qui travaille maintenant dans la réhabilitation sociale à Genève, et surtout ces jeunes femmes, illustres inconnues qui, pendant la guerre de juillet 2006, résistaient chacune à sa façon : qui de vouloir épouser un aveugle contre le gré de ses parents, parce qu'il avait été rendu aveugle par le fait de la guerre ; qui d'attendre un fiancé qui croupissait en prison depuis quatorze ans et ne vouloir épouser aucun autre... Faut-il être jeune pour s'accrocher ainsi et marquer urbi et orbi sa résistance et ses positions. Sayyida Zeinab, Jeanne d'Arc, Antigone... les références féminines sont nombreuses et si Antigone est devenue un sujet de débat philosophique en Occident, chez nous, les femmes ont eu l'occasion d'en endosser le rôle in vivo, dans « le désir pur », selon l'expression lacanienne, fait remarquer Anicée el-Amine. Désir pur pendant la guerre, révélé par l'extrême de la guerre ; mais où est donc passé ce désir hors guerre ? La psychanalyste revient sur le poids de l'éducation, de la famille qui écrase ces femmes de l'intérieur en dépit des minijupes, des décolletés plongeants et des velléités affichées d'émancipation. Elle-même, par quoi a-t-elle remplacé son rêve de projet réformateur des femmes ? Où est passé ce désir si les femmes ont par elles-mêmes abdiqué leur rôle, comme s'en inquiète Mounzer Jaber, auquel a largement fait référence la conférencière ?
C'est pourtant à elles et pour contrer cette apathie collective qui semble s'être abattue sur notre société, qu'avait lancé un appel à manifester le psychanalyste Chawki Azouri en 2007, dans une initiative comparable au mouvement des folles de mai dans les années 70 en Argentine. Car ce sont elles qui demeurent le lien quand tous les ponts sont coupés. Anicée el-Amine l'illustre par trois points : dans le Sud, elles s'étaient mises à la culture du tabac pendant la guerre ; une façon non seulement de subvenir aux besoins de la famille, mais aussi d'assurer le lien social. Il en était ainsi également lorsqu'elles traversaient d'une zone à une autre. L'homme déposait sa femme, sa fille à la « frontière » et revenait les récupérer par la suite. La femme, « personne ne l'espionne ; elle va partout, avec son souffle, son regard »... Avec ses prières : intercessions permanentes des femmes (les mères, les tantes, les sœurs...) auprès du Tout Puissant, pour qu'Il protège leurs hommes. La psychanalyste rappelle cet instrument de puissance capital dont disposent les femmes et dont personne ne fait mention, à savoir leur force affective. « Ce sont les femmes qui ont protégé la société et la vie », observe Anicée el-Amine. Sans elles, il ne serait rien resté. En chacune de nous, il y a un peu de Marie, d'Ève, de Zeinab, de Hagar, reconnaît-elle et en elle, deux figures en particulier qui « couraient » en parallèle sans se rejoindre : Zeinab d'une part - attachée au clan - Simone de Beauvoir de l'autre - révolutionnaire et féministe. Seule la psychanalyse lui aurait permis de comprendre ces deux signifiants qui l'habitaient, conclut-elle ; mais lui a-t-elle permis de réduire la frénésie de sa course ?
Si la psychanalyste a semé dans nos esprits plus de questions que de réponses, elle a en tout cas créé l'appétence d'en savoir plus... pour ne pas abdiquer encore. Pour « persévérer dans l'être », comme disait Spinoza, ou au sens analytique pour la mise en acte et en conformité de soi et de son désir. Et je m'en suis allée aussitôt chercher des exemples de femmes qui pourraient m'inspirer. J'ai relu le discours de réception par Jean d'Ormesson de Simone Weil à l'Académie française : « Je vous revois, Madame, faisant front contre l'adversité avec ce courage et cette résolution qui sont votre marque propre. Les attaques sont violentes. À certains moments, le découragement s'empare de vous. Mais vous vous reprenez toujours. Vous êtes une espèce d'Antigone qui aurait triomphé de Créon. Votre projet finit par être adopté à l'Assemblée nationale par une majorité plus large que prévu. Il y a en vous comme un secret : vous êtes la tradition même et la modernité incarnée. Je vous regarde, Madame : vous me faites penser à ces grandes dames d'autrefois dont la dignité et l'allure imposaient le respect. Et puis, je considère votre parcours et je vous vois comme une de ces figures de proue en avance sur l'histoire. Oui, il y a de l'énigme en vous : une énigme claire et lumineuse jusqu'à la transparence. Elle inspire à ceux qui ont confiance en vous des sentiments qui les étonnent eux-mêmes. »
Comme quoi l'énigmatique peut aussi être lumineux...

* Hannah Arendt, inspirée par saint Augustin. « Ce qui advient dans le monde est aussi constitué par l'homme qui vit dans le monde. » Habité par l'amour, mais aussi par la volonté et l'intériorité, après avoir été créé par le créateur, se constitue une nouvelle fois comme « être au monde ».

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