Pour la première fois depuis des années, les notables de
Tripoli ne cachent pas leur angoisse pour l’avenir. Si ce n’est certes pas la
première fois, depuis 2005 en tout cas, que des affrontements opposent Bab
el-Tebbaneh à Baal Mohsen, faisant même des morts et des blessés, c’est
certainement la première fois que la tension est si grande dans l’ensemble de
la ville et que la situation risque de devenir incontrôlable. Selon un cheikh
proche des courants islamistes, il ne s’agit plus désormais de l’antagonisme
traditionnel entre les alaouites de Baal Mohsen et les sunnites de Bab
el-Tebbaneh, sur fond de rivalités électorales ou de volonté de mettre en
difficulté le Premier ministre originaire de la ville et ses nombreux ministres
tripolitains. Cette fois, de nouvelles composantes sont entrées sur la scène et
transforment la capitale du Nord en ville plus proche des événements en Syrie
que de la situation libanaise.
Ce que craignaient certains est donc devenu une réalité : la situation à Tripoli et dans le Nord en général est en train d’échapper à tout contrôle. Il est vrai qu’au cours des dernières années, il y avait une volonté délibérée de maintenir une certaine instabilité dans la ville pour adresser des messages plus ou moins musclés à différentes parties internes.
Mais cette fois, la déstabilisation dépasse les petits
enjeux internes. La crise syrienne est maintenant une partie intégrante de la situation
à Tripoli, et dans le Nord en général, et les habitants vivent au rythme des
développements en Syrie. Le cheikh proche des islamistes annonce ainsi sans la
moindre gêne que les éléments de l’Armée syrienne Libre circulent en toute
liberté à Tripoli et ils y ont même un hôpital pour soigner leurs blessés ainsi
que des appartements loués un peu partout pour abriter leurs familles. Tout en
étant sage sur le plan théorique, la politique du chef du gouvernement de se
tenir à l’écart des développements en Syrie, pour éviter une division encore
plus grande des Libanais, ne semble plus tenir la route, les événements sur le
terrain plaçant directement le nord du Liban et l’est de la Békaa au cœur de la
crise syrienne, et il devient de plus en plus difficile d’y faire régner le
calme.
Que s’est-il donc passé pour que la situation dégénère aussi rapidement au cours du week-end ? Les habitants de Tripoli racontent que tout a commencé lorsque les éléments de la Sûreté générale ont arrêté samedi un membre présumé d’el-Qaëda, Chadi Mawlaoui. Mais la tension était déjà bien grande et il est clair que de nombreuses parties appartenant à la mouvance islamique étaient déjà prêtes à réagir. L’arrestation de Mawlaoui n’est donc pas vraiment la cause, mais elle a constitué une sorte de sonnette appelant les islamistes à réagir. Selon les analystes de la ville, ces groupes islamistes, salafistes et autres, ont choisi ce timing pour apparaître au grand jour et ils cherchent désormais à s’imposer comme les véritables maîtres de la ville.
En apparence, c’est le mufti Chaar, connu d’ailleurs pour sa modération et sa sagesse, ainsi que les députés de la ville qui négocient avec les autorités le retrait des manifestants, mais en réalité, ceux-ci obéissent à des chefs occultes qui veulent avoir leur mot à dire. Les événements de Tripoli ont ainsi non seulement mis en difficulté le Premier ministre Nagib Mikati, ainsi que le ministre des Finances Mohammad Safadi, mais ils mettent aussi en cause le leadership du courant du Futur sur la scène sunnite.
Comme à son habitude, M. Mikati cherche à ménager la
chèvre et le chou, mais en fin de compte, il ne peut pas désavouer les forces
armées légales, dont la Sûreté générale qui a agi selon les méthodes
habituellement utilisées pour arrêter des personnes recherchées par la justice.
Celle-ci ne s’y est donc pas trompée puisque le parquet a aussitôt engagé des
poursuites contre Mawlaoui et d’autres, accusés de former un groupe armé, avant
de les déférer devant le juge d’instruction. Ce qui signifie que les services
de sécurité et la justice agissent de pair et qu’il n’est pas question que les
institutions de l’État reculent devant la pression des partisans des uns et des
autres.
En même temps, le bloc parlementaire du courant du Futur
a appelé les ministres à démissionner et les députés à suspendre leur
participation aux séances parlementaires, non pas tant pour défendre la cause
de Mawlaoui et de ses compagnons, mais parce qu’il craint d’être débordé par
les mouvements extrémistes islamiques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si
pour la première fois depuis des années, une cérémonie organisée par la Jamaa
islamiya à l’Unesco (en hommage au secrétaire général du mouvement mort il y a
un an) a attiré tant de monde, dont le Premier ministre Nagib Mikati mais aussi
le chef du bloc du Futur Fouad Siniora. Aujourd’hui, la classe politique
sunnite traditionnelle craint plus que tout les courants islamistes, à la
faveur de leur renforcement dans de nombreux pays arabes. Elle se voit donc
obligée de prendre des positions extrêmes pour rester populaire et leur retirer
l’herbe sous le pied.
D’ailleurs, les milieux tripolitains proches du courant
du Futur ne cachent pas leur crainte vis-à-vis de ces « éléments
incontrôlés », qui reçoivent directement des fonds de groupes islamistes
dans le monde arabe et qui pèsent de plus en plus sur la scène nordique. Ces
milieux continuent de miser sur le fait que les événements des derniers jours
seront rapidement circonscrits car, selon eux, il n’y a pas de décision arabe
et internationale de déstabiliser le Liban, mais à chaque secousse, ils se
sentent un peu plus affaiblis, avec le sentiment que la base est en train de se
rallier de plus en plus aux thèses extrémistes... Et ils commencent à avoir le
sentiment qu’ils contrôlent de moins en moins la rue sunnite.

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