« Même si on ne va trouver qu'un fragment d'os, cela nous suffit. Parce qu'enfin, nous pourrions alors enterrer mon frère, Ahmad, dans la dignité. Nous pourrions nous recueillir sur sa tombe et prier pour lui. » Sawsan Herbaoui tire nerveusement sur sa cigarette. Ahmad avait 17 ans lorsqu'il a disparu... il y a quarante ans, un jour de 1976. Depuis, sa mère n'a cessé de le chercher et d'espérer le revoir un jour. Mais il y a trois mois, elle a quitté ce monde, sans s'être pour autant fixée sur le sort de son fils. Avant d'expirer, elle a demandé à sa fille « de continuer à le chercher ici, sur terre ». « Je le chercherai au paradis », lui a-t-elle dit.
Dans le jardin Gibran Khalil Gibran, place Riad el-Solh, au centre-ville de Beyrouth, Sawsan a rejoint quelque dizaines de femmes, réunies pour la première fois depuis plus de sept mois dans cet espace qui a fait office pendant plus de dix ans de siège de la lutte que mènent les familles des victimes de disparition forcée. Mais en décembre dernier, le sit-in permanent a été levé, la fatigue, la maladie ou la mort ayant eu gain de cause des femmes qui s'y relayaient pour maintenir la flamme.
Hier, l'occasion de ces retrouvailles était importante. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a en fait choisi ce lieu de résistance que représente « la tente » des familles des disparus pour annoncer qu'il va procéder à « la collecte des échantillons biologiques de référence des membres de ces familles, c'est-à-dire de la salive qui va nous permettre d'extraire l'ADN qui va permettre d'identifier les restes humains, une fois qu'un mécanisme national aura été mis en place par le gouvernement libanais », annonce Fabrizzio Carboni, chef de la délégation du CICR au Liban.
Deux échantillons de chaque membre de ces familles seront collectés à cet effet. L'un sera préservé au sein du CICR et l'autre au sein des Forces de sécurité intérieure (FSI), conformément à des standards internationaux.
« Nous sommes très en retard », reprend Fabrizzio Carboni, au cours d'une conférence de presse. « Plus de quarante ans sont passés et on se retrouve toujours au stade de se demander comment on va donner des réponses aux familles, poursuit-il. Cela est totalement inacceptable, d'autant qu'il s'agit d'une cause humanitaire avec tout ce qu'elle sous-entend comme douleur et souffrance. Les familles de ces personnes ont leur vie en suspens, parce qu'elles n'ont toujours pas de réponses sur le sort de leurs disparus. »
(Pour mémoire : Les familles des disparus attachées à « leur droit à la vérité »)
Une démarche incomplète, si...
Ce projet du CICR a été entamé en 2012 avec la collecte d'informations sur les disparus et sur les circonstances dans lesquelles elles ont disparu. « Rapidement, nous sommes arrivés à la conclusion que si un jour nous allons devoir donner des réponses à ces familles, nous devons travailler sur l'ADN, explique Fabrizzio Carboni. Nous savons qu'il y a des fosses communes dans différentes régions du pays et qu'à un certain moment, nous allons devoir identifier l'ADN des restes humains avec celui des familles. »
En 2014, le CICR a ainsi présenté aux autorités libanaises une proposition pour collecter les échantillons biologiques de référence. À ce jour, l'organisation humanitaire n'a toujours pas eu de réponse. « Évidemment, la situation politique actuelle au Liban n'aide pas, constate-t-il. Nous avons toutefois décidé de commencer la collecte des échantillons. »
Cela ne signifie pas pour autant que les familles auront des réponses de sitôt. « Jusqu'à présent, il n'y a pas de solutions », affirme de son côté Ghazi Aad, porte-parole de Solide (Soutien aux Libanais en détention et en exil). « Cette initiative du CICR restera incomplète si le gouvernement n'assume pas ses responsabilités et ne forme pas la commission d'enquête nationale pour les victimes de disparition forcée », ajoute-t-il.
Il rappelle que Solide avait déjà réclamé en 1996 la formation d'une banque d'ADN lorsque le magistrat Adnan Addoum, procureur général à l'époque, avait annoncé que les restes des pères Cherfane et Abou Khalil (disparus lors des combats de Deir el-Qalaa, à Beit Méry, le 13 octobre 1990) se trouvaient dans la fosse commune du ministère de la Défense. Depuis, « le Comité des parents des disparus au Liban, Solide et d'autres organisations internationales réclament la collecte d'informations sur les personnes victimes de disparition forcée et la formation de la banque d'ADN », poursuit-il. Déplorant le « manque de volonté politique » pour résoudre le dossier, Ghazi Aad a fait remarquer que « l'État doit assumer ses responsabilités ». « S'il continue à faire preuve de négligence vis-à-vis du dossier, c'est pour étouffer l'affaire, dénonce-t-il. De ce fait, il devient complice du crime puisqu'il évite de le résoudre. »
(Pour mémoire: À l’occasion du 13 avril, le dossier des disparus ressurgit de l’oubli)
La cause ne mourra pas
Wadad Halaouani, présidente du Comité des familles de personnes kidnappées ou disparues au Liban, a tenu quant à elle un discours émouvant, dans lequel elle n'a pas manqué de mettre l'accent sur l'importance de « ce crachat de la vérité » (en référence aux échantillons de salive) qui va permettre à de nombreuses familles de se fixer sur le sort de leurs disparus. Elle n'a pas manqué de critiquer l'État qui « a fièrement annoncé tenir ses promesses envers la famille de Michel Seurat », dont le corps a été retrouvé en 2006 et rapatrié en France, ou encore qui, après la découverte en 2009 du corps du journaliste britannique Alec Collett avec celui d'un homme inconnu, a retiré celui de Collett et enfoui de nouveau celui de l'inconnu sans même tenter de l'identifier...
S'adressant à l'État, Wadad Halaouani a affirmé que les familles ne baisseront pas les bras. Et de conclure : « Vous n'avez pas le droit de mettre un trait sur la vérité... Nous refusons que nos identités restent sous étude et que notre droit soit en suspens... Le temps met un terme aux vies, mais pas à la cause... »
Source & Link : L'orient le jour
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