Par Lélia Mezher |
L’un des acteurs de la pièce durant les répétitions. À quoi peut bien penser ce détenu qui s’est glissé, pour un temps, dans la peau de l’un des douze membres du jury censé décider du sort d’un jeune homme ayant tué son père ?
C'est à l'Unesco que Zeina Daccache a choisi de projeter son film documentaire tourné à Roumié alors qu'elle y préparait avec des détenus la pièce de théâtre « Douze Libanais en colère ». Une belle leçon d'humanisme, mais aussi l'occasion de dénoncer la situation intenable que vivent au quotidien les 7 000 prisonniers du Liban.
Il aura suffi de quelques secondes pour faire voler en éclats tous les préjugés, toutes les idées préconçues. Sur l'écran géant du palais de l'Unesco s'expriment deux hommes, deux acteurs, deux prisonniers de Roumié. Ils présentent tour à tour Zeina Daccache, dite « Abou Ali », actrice et présidente de la fondation Catharsis, centre libanais pour la dramathérapie, le ministre de l'Intérieur, Ziyad Baroud, ou encore l'ambassadeur d'Italie, Gabriele Checchia. Parce que ce soir, les vraies stars, qui brillent d'ailleurs par leur absence - ils sont bien évidemment restés confinés dans leurs cellules insalubres de Roumié -, ce sont eux, les détenus de la plus grande prison du Liban. Et ils tiennent à s'exprimer au nom des sept mille prisonniers du pays, qui ne sont pas forcément tous libanais, comme le rappelle l'un d'entre eux.
C'est donc au palais de l'Unesco que Zeina Daccache a choisi de projeter son film documentaire, qui retrace la naissance de la première pièce de théâtre libanaise préparée et présentée dans une prison. Son film vient d'ailleurs de rafler le premier prix au 6e Festival international de Dubaï. Et pour cause : ce sont 85 minutes de pure émotion qui prennent de court le spectateur, avant de le bouleverser profondément, durablement.
Car en prison, au Liban, il y a d'abord ceux qui n'ont pas été encore jugés et qui attendent, pour 63 % d'entre eux, d'être fixés sur leur sort, comme l'a rappelé le ministre de l'Intérieur Ziyad Baroud. Il y a ensuite ceux qui sont condamnés à mort, mais qui bénéficient du moratoire sur la peine de mort et qui attendent, presque las, à en devenir fous, que quelqu'un veuille bien mettre un terme à ce supplice psychologique. Il y a les Libanais, les Soudanais, les Égyptiens et les Sri Lankais. Les jeunes, les moins jeunes, les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes. Et ceux qui, à force, ne croient plus en rien. L'un d'eux témoigne, face à la caméra de Zeina Daccache : « Avant que le projet de dramathérapie ne commence à Roumié, je dormais tout le temps. Le matin, le soir, à n'importe quelle heure de la journée. Je ne voyais pas pourquoi je devais me lever. Puis, lorsque Zeina est arrivée ici, c'est à peine si je ne m'habillais pas dans le couloir, en courant vers l'atelier, pour ne pas rater une minute. »
Redonner un sens à la vie
Redonner un sens à la vie de ces prisonniers, dont certains, faut-il le rappeler, sont là parce qu'ils ont tué quelqu'un, voilà le défi que Zeina Daccache a réussi à relever. Après un séjour à Volterra en Italie - où se trouve la plus grande prison du pays - et une formation en dramathérapie assurée par Armando Punzo, elle revient au pays en 2006, « communique l'idée au député Ghassan Moukheiber, qui décide de se laisser entraîner par notre vent de folie » et œuvre avec lui pour faire aboutir ce qui n'est d'abord, au mieux, qu'une utopie : introduire dans la prison de Roumié un projet de dramathérapie. Commence alors un long parcours du combattant pour obtenir et rassembler toutes les autorisations requises. Le ministère de l'Intérieur, le ministère de la Justice adhèrent. L'ambassade d'Italie choisit de financer.
Ziyad Baroud reconnaît en outre dans son discours qu'« il n'est plus permis de faire peser sur les prisonniers le poids de la vie carcérale en plus que de celle de la privation de liberté ». Pour lui, le pari relevé par les prisonniers leur permet de « sortir de prison grâce au talent, à la persévérance et à la concrétisation ». L'ambassadeur d'Italie, Gabriele Checchia, s'est dit quant à lui « plus que jamais fier d'être l'ambassadeur d'Italie à Beyrouth », son gouvernement ayant décidé de financer le projet Catharsis. Pour lui, « il n'y a pas de recette toute prête pour une telle aventure. Il faut partager les expériences », seul moyen de s'enrichir pour avancer. Mais il faut aussi des fonds, et l'ambassade d'Italie vient de consentir un don de « 400 mille euros pour la réhabilitation et l'amélioration des conditions de vie dans plusieurs prisons disséminées sur le territoire libanais ». « Le mot catharsis s'applique à nous tous », ajoute-t-il, car l'expérience est aussi enrichissante pour les acteurs que pour les spectateurs.
Ayant effectué le déplacement pour l'occasion, Armando Punzo reconnaît avoir choisi la prison de Volterra, il y a de cela 20 ans, « pour des raisons purement artistiques ». Lorsqu'il souligne au passage que Volterra « était la pire prison d'Italie et la plus grande », difficile de ne pas dresser le parallèle entre celle-ci et celle de Roumié. « Quelque chose d'extraordinaire est né. Ce projet n'est pas seulement important pour les prisonniers, mais pour chacun de nous », souligne-t-il. Également présent à l'Unesco, le président de la municipalité de Volterra, Marco Buselli, qui n'a pas pu s'empêcher de rappeler les liens qui existent, depuis l'ère de Fakhreddine II, entre la Toscane et le Liban. Il relève que l'initiative de Zeina Daccache a permis de faire entrer dans les prisons « la culture, le théâtre et le civisme ». Et de rappeler que « le civisme est ce qui caractérise le peuple de cette région, et ce depuis les Phéniciens ».
Apprendre à ne plus se blinder
En 2007, l'atelier devient une réalité dans l'enceinte de la prison. Les détenus, d'abord sceptiques, se laissent peu à peu happer par une échappatoire plus que bienvenue, d'autant plus que la pièce de théâtre choisie pour lancer cet atelier est significative : il s'agit de Douze hommes en colère, qui sera rebaptisée pour l'occasion Douze Libanais en colère, car « à l'époque, Zeina ne savait pas qu'elle allait avoir affaire à des étrangers », souligne dans le documentaire l'un des détenus. Rebaptisée « Abou Ali » par ces élèves hors du commun, elle s'attellera, pendant de longs mois, à les remettre en contact avec leurs émotions, avec leurs peurs, leurs désirs, leurs joies, leurs souvenirs. Difficile de reprendre contact avec son âme après tant de mois, d'années passées à se blinder pour ne pas ressentir la souffrance, mais le pari est relevé par ces 45 détenus qui se muent peu à peu en artistes : acteurs, danseurs, chanteurs, musiciens, chacun découvre peu à peu ce qui lui plaît le plus, ce qui correspond le plus à son caractère et ce qui lui permet de s'exprimer au mieux.
Vendredi dernier à l'Unesco, c'était une Zeina Daccache très émue qui a sommé les responsables politiques - le ministre de l'Intérieur, Ziyad Baroud, le ministre des Affaires sociales, Sélim Sayegh, le ministre de la Jeunesse et des Sports, Ali Abdallah, la ministre d'État, Mona Afeiche, le député Ghassan Moukheiber, ainsi que l'ambassadeur d'Italie Gabriele Chechhia - venus prendre part à la projection du film - de « rester jusqu'à la fin ». « Vous leur devez bien ça. Je sais que d'habitude vous arrivez, vous vous contentez de faire acte de présence puis vous vous en allez discrètement. Ce soir, vous êtes les prisonniers. Restez jusqu'à la fin. »
Mais cette mise en garde est superflue. Dès les premières minutes, le documentaire est saisissant. Les émotions balaient tout sur leur passage et le spectateur n'a d'autre choix que de se laisser porter, jusqu'au bout, par cette expérience folle mais plus vraie que nature.
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