Par Michel HAJJI GEORGIOU | 08/04/2011
Feuille de route
« What we've got here is failure to communicate... »
"Cool Hand Luke", 1963
"Cool Hand Luke", 1963
La vie sur terre est-elle un enfer ? C'est, entre autres, l'hypothèse de départ d'Écartèlement d'Émile Cioran. Mais c'est aussi la question que pose le réalisateur suédois Ingmar Bergman dans un film de 1949, Fängelse, plus connu sous le nom de Prison.
Mais, à première vue, le monde méditatif et glacial de Bergman n'aurait absolument rien à voir avec les événements qui secouent actuellement le pays, notamment les émeutes de la prison surpeuplée de Roumieh. Ce serait plutôt du côté de Jules Dassin (Brute Force, 1947, plus connu en France sous le nom des Démons de la liberté), Stuart Rosenberg (Cool Hand Luke, 1963, avec un Paul Newman réellement extraordinaire), Alan Parker (le cauchemardesque Midnight Express de 1978), ou encore, plus récemment, Frank Darabont (l'excellent The Shawshank Redemption de 1994) - pour ne choisir que ceux-là - qu'il faudrait plutôt regarder en matière d'univers carcéral.
L'horrible absurdité du monde pervers et décoloré de la prison est déjà insupportable sur grand écran. Que doit-il en être alors dans la réalité ? À plus forte raison lorsque la prison la plus célèbre du Liban ne parvient pas à remplir les conditions les plus élémentaires qui pourraient faire d'elle ce qu'elle devrait être en principe pour la plupart des prisonniers : un espace de transition, de reddition de comptes, vers une éventuelle, potentielle, rédemption ? Dans cette optique, il est inéluctable que là où la dignité disparaît, là où l'ordre a cessé de régner, le chaos finit par prendre forme, la violence par éclater.
Cependant, Roumieh n'est pas Attica, et le clan des Zeayter, trafiquants de drogue à l'origine des troubles, n'est pas tout à fait les Black Panthers. L'on ne risquera guère de trouver d'Al Pacino, dans quelques années, pour galvaniser les foules et les inciter à se révolter contre l'ordre public, au détour d'un braquage de banque, en criant « Roumieh, Roumieh » - comme dans le Dog Day Afternoon de Sidney Lumet.
Non. Et c'est justement là qu'un certain désenchantement bergmanien apparaît au rendez-vous, et que s'en dégage naturellement une sorte de questionnement existentiel sur le véritable sens caché - ou si peu, en définitive - de ce qui se produit en fait à Roumieh. Walid Joumblatt disait autrefois - et il n'a sans doute pas changé d'avis depuis - qu'il n'y a pas de droit constitutionnel au Liban, rien que de la politique. Les faits ne l'ont presque jamais détrompé. Si le drame qui se déroule à Roumieh depuis quelques jours a certainement des causes sociales et humanitaires qu'il faudra résoudre au plus vite et qui déterminent sûrement des responsabilités administratives, il n'empêche que tout, absolument tout, mène à penser qu'une « main invisible » politique se cache derrière ce tableau münchien.
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Alors, théorie du complot ?Pas tout à fait. Il semblerait réellement que certaines parties aient pris la décision de faire de la vie de certains responsables un véritable enfer, notamment le ministre de l'Intérieur, Ziyad Baroud, et celui qu'il représente politiquement et symboliquement, et qui se trouve aujourd'hui au centre de la campagne la plus féroce et la plus vile qui soit : Michel Sleiman.
Wi'am Wahhab - dont les parentés cinématographiques sont plutôt à retrouver dans un mélange hybride de Mel Brooks et de Tod Browning (connu notamment pour son célèbre Freaks) - a le don inouï, la manie fort heureuse, de déclamer tout haut ce qui se trame tout bas. Une phrase sibylline lancée jeudi au terme d'une rencontre avec Omar Karamé pourrait apporter un élément de réponse sur une partie de ce qui se produit réellement à Roumieh. S'interrogeant sur le degré de contribution que le président Sleiman est en train d'apporter à la mise sur pied d'un gouvernement pro-Hezbollah au Liban, Wahhab a en effet lancé, non sans ironie : « Le président de la République n'assure aucune couverture à ce niveau. D'ailleurs, nous nous demandons où il se trouve réellement. Est-il 8 Mars, 14 Mars ou au milieu ? Nul ne sait. » Le président de la République, comme le Premier ministre désigné, serait donc assigné à un cahier des charges bien spécifique, à un comportement bien déterminé. Le « centrisme » de papa, ce serait donc fini, pardieu. Et Wahhab ne fait qu'emboîter le pas à Michel Aoun, lequel ne perd pas une occasion, depuis la chute du cabinet Hariri, d'attaquer le chef de l'État, en caressant toujours le fol espoir de devenir bientôt calife à la place du calife - « bientôt », c'est-à-dire avec l'avènement tant attendu à la légalité de l'État de fait divin du Hezbollah.
Partant de cette grille de lecture, faut-il réellement s'étonner de ce qui se produit à Roumieh ? La Prison n'est-elle rien d'autre qu'une métaphore de ce que le Liban officiel est devenu du fait même de la mainmise de facto du 8 Mars sur l'ensemble du pays ? Les émeutes de Roumieh menées par la tribu des Zeayter, parfaitement synchronisées avec des apparitions sporadiques - et pseudo-« spontanées » - de manifestants empathiques sur la route de l'aéroport et dans d'autres zones à dominante chiite et largement contrôlées par Amal et le Hezbollah, ne constituent-elles pas une tentative supplémentaire du 8 Mars d'étaler sa capacité de déstabilisation au vu et au su de tous ? Et si ces rassemblements sont « spontanés » - ce qui est fort douteux -, pourquoi le tandem chiite Amal-Hezbollah n'a-t-il absolument rien fait, en dépit de ses engagements répétés, pour faire tomber la tension, ce qui est pourtant pleinement en son pouvoir ? Tout ne pousse-t-il pas à penser que le 8 Mars encourage passivement, avec tout ce que cette formule a d'ambivalent et d'ésotérique, ce qui se produit à Roumieh et aux alentours ? Une amnistie générale de trafiquants de drogues et de criminels appartenant à la communauté des deux partis en question, qui entraînerait à son tour des revendications similaires chez toutes les autres communautés - la réciprocité dans ce qui est mauvais étant la règle générale au Liban dès qu'il est question d'équilibres communautaires -, ne serait-elle pas en effet une double aubaine pour le Hezbollah et Amal ? L'occasion de montrer une fois de plus sa musculature à sa communauté et de parfaire sa açabiyya, mais aussi de contribuer encore plus à l'érosion du concept de justice dans la perspective de sa bataille contre le Tribunal spécial pour le Liban ? N'est-ce pas enfin le moyen de faire deux sortes de diversion fort habiles : diversion (réussie) de l'enlèvement, quels qu'en soient les auteurs, des sept cyclistes estoniens dans la Békaa -, le message serait d'ailleurs le même : « Nous pouvons plonger ce pays dans le chaos au plan sécuritaire » - ou encore du fiasco retentissant de l'unilatéralisme de Nabih Berry et Ali Chami en Côte d'Ivoire et de l'équipée de Hassan Nasrallah et son parti dans le Golfe. Deux aventures ponctuées d'ailleurs par un même drame : un statut de persona non grata pour les ressortissants libanais, qui regagnent le Liban comme on entre dans une Grande Prison...
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Derrière la mutinerie de Roumieh, beaucoup de questions donc, une infinité d'hypothèses, mais aussi une certitude. Et c'est cette fois à Robert Zemeckis qu'il faut faire appel au plan filmique, en posant une question majeure, lancinante : Qui veut la peau de Ziyad Baroud ? Pourquoi cherche-t-on à assassiner politiquement le ministre de l'Intérieur ? Pourquoi s'acharne-t-on à vouloir transformer en bouc émissaire l'une des rares personnalités de la société civile ayant réussi, dans la sphère politique, à s'imposer comme serviteur de l'État ; celui aussi qui a réussi le tour de force d'organiser, avec les félicitations de tous au plan local comme international, les élections législatives de 2009, qui plus est dans un pays ultradivisé ? Est-ce donc parce qu'il est désormais clair que pour abattre le président, il faut d'abord abattre celui de ses hommes qui défend encore haut et fort la logique de l'État de droit, contre vents et marées, avec les moyens risibles de bord - jusqu'à même ressentir l'étouffement lugubre et morbide d'un autre genre de prison, politico-psychique celle-là ?
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