Que peut faire le juge en présence de textes de lois rigides, conservateurs et discriminatoires à l’égard de certaines catégories sociales marginalisées et sans protection ? Le rôle et le devoir de celui-ci est-il d’appliquer froidement et strictement des lois réductrices au niveau de leur portée sociale ou peut-il au contraire expliciter le texte dans un sens plus clément et plus humain à l’égard notamment des homosexuels, des toxicomanes, des femmes violentées, des prostituées ou des réfugiés ?
L’Agenda légal, une association d’études des pratiques juridiques et judiciaires au Liban et dans le monde arabe, a organisé le week-end dernier un colloque sur la situation de certaines catégories sociales dites marginalisées face à la justice. Les débats ont eu lieu en présence de représentants d’ONG spécialisées dans la défense des groupes marginalisés. Fait relativement inédit, la présence de plusieurs magistrats libanais qui se sont démarqués par leurs jugements audacieux et leur habilité à interpréter les textes dans un sens plus indulgent à l’égard de certains groupes d’autant plus vulnérables qu’ils pâtissent des stigmates et des préjugés d’une société au regard intransigeant.Animée par les membres de l’Agenda légal, l’avocat Nizar Saghiyeh et les deux chercheurs Samer Ghamroun et Bernadette Daou, ainsi que par les représentants de Skoun, Kafa, HRW, Hurriyat et HBS, la discussion devait se fonder sur des études effectuées par les ONG concernées portant sur les jugements pris au cours des dernières années concernant ces catégories sociales.
L’intérêt de cette approche est sans aucun doute l’aspect scientifique et dynamique qui en ressort, les associations ayant choisi d’examiner le sujet sous l’angle du « droit en action », en vue de faire ressortir les faits et chiffres pertinents leur permettant d’établir un bilan quantitatif et qualitatif des cas étudiés.
Deux jours durant, juristes et défenseurs des droits de l’homme ont ainsi démontré, preuve à l’appui, la possibilité pour certains magistrats de dépasser le cadre étriqué des lois conservatrices ou discriminatoires, en les interprétant en faveur des victimes souvent érigées en coupables. Une manière pour les juges d’humaniser leurs verdicts relatifs à des groupes sociaux que le législateur ainsi que la société ont mis a priori au banc des accusés à cause et souvent au nom de certains préjugés on ne peut plus révoltants.
Ainsi, le drogué devient « un dément », le réfugié « l’étranger », l’homosexuel « le pervers », l’employée de maison « la bonne à tout faire », la femme violentée « une désobéissante », etc. Autant de stigmates que continue de perpétuer la société, voire certains juges qui refusent d’aller au-delà de la lettre des textes de loi en vigueur.
Ce sont d’ailleurs ces mêmes juges qui occultent le plus souvent les conventions internationales auxquelles le Liban a adhéré et qui, rappelons-le, ont la primauté sur les lois locales, notamment lorsque celles-ci se trouvent en contradiction avec les textes internationaux.
La Sûreté générale
défie la justice
Dans les faits, il ressort notamment le cas des réfugiés arbitrairement détenus et déportés au nom de la loi pour entrée illégale au Liban. Des décisions qui s’inscrivent d’ailleurs en porte-à-faux par rapport aux principes internationaux prohibant la déportation de réfugiés.
Les cas de déportation sont d’autant plus flagrants, relèvent les participants, qu’ils relèvent souvent de la seule volonté de la Sûreté générale qui souvent décide d’aller à l’encontre des jugements prohibant la déportation. C’est le cas notamment de trois réfugiés irakiens déportés par la Sûreté générale quand bien même les juges avaient décidé le contraire. Il s’agit d’un véritable défi à l’autorité judiciaire et à ses décisions, rappellent les intervenants.
Le cas des toxicomanes est tout aussi flagrant, puisque le texte de loi prévoit la sanction uniquement dans le cas où la victime – puisque c’est d’une victime qu’il s’agit – refuse de se soumettre au traitement. Ainsi, fait remarquer Nizar Saghiyeh, la loi existe non pas pour sanctionner, mais pour faire pression sur le prévenu qui est appelé à opter en faveur du traitement. Le problème réside toutefois dans le fait que l’État, qui est censé assurer les centres de traitement, a failli à ses obligations. Par conséquent, explique l’avocat, le juge se retrouve devant un dilemme : ou bien relâcher le prévenu, ou bien le sanctionner sans texte, puisque le toxicomane a bien déclaré son intention de se soumettre au traitement que l’État a omis d’assurer. D’où le défi lancé au juge appelé à faire pression sur le toxicomane pour qu’il accepte un traitement que l’État a négligé de mettre en place. On note parfois même la poursuite de l’action légale quand bien même le toxicomane a suivi le traitement requis grâce aux structures mises en place par la société civile.
Des juges intrépides
La situation des homosexuels face à la loi est tout aussi problématique, puisque le texte parle dans ce cas précis de « relations contre-nature », une position qui reflète un préjugé social lourd de conséquences. La question est de savoir si le texte a accordé au juge la latitude d’interpréter la notion de « relations contre-nature ».
« Certainement », affirment les intervenant, qui citent le cas de certains juges ayant fait jurisprudence en la matière en dépassant l’interprétation stricte du texte. Cela n’empêche l’existence d’un arbitraire exercé en la matière que viennent prouver près de 50 condamnations sur une période de cinq ans, des chiffres corroborés par les études des jugements pris en ce domaine.
« Personnellement, je suis foncièrement en faveur de la liberté sexuelle. Comment donc concilier mes convictions propres avec un texte de loi incriminant l’homosexualité ? » se demande le juge unique de Tripoli, Nazek el-Khatib, qui précise avoir préféré condamner l’homosexuel au paiement d’une amende au lieu de l’emprisonnement prévu par l’article 534 du Code pénal. Un compromis qui reflète clairement la latitude dont peut bénéficier le juge dès qu’il met en application ses convictions propres sans contrevenir totalement à la loi. Les sanctions émises à l’encontre de cette catégorie de marginalisés sont d’autant plus arbitraires qu’elles se fondent souvent sur des précédents qui viennent alourdir le dossier des personnes incriminées.
Les participants citent en outre le cas d’une mère qui a engagé des poursuites contre son fils qu’elle a « accusé » d’être « efféminé ». Le parquet a procédé à son arrestation avant de lui faire subir des tests médicaux humiliants, pour enfin conclure à l’absence de preuves. Même si la décision judiciaire a versé en définitive dans l’intérêt direct de la personne concernée, il n’en reste pas moins que le parquet a démontré l’étendue de ses préjugés en la matière, soulignent les juristes.
Ce n’est pas toujours le cas heureusement, les études des jugements ayant mis en exergue l’exemple de certains magistrats ayant fait preuve de compréhension, notamment le cas d’un juge qui a refusé de considérer l’homosexualité comme étant une relation contre-nature.
À tour de rôle, les défenseurs des droits de l’homme ont tenu à rappeler le principe selon lequel la loi n’est pas uniquement conçue pour faire pression, mais pour protéger notamment les catégories sociales vulnérables. Ainsi compris, le rôle du juge n’est plus uniquement d’appliquer aveuglément des textes discriminatoires aux multiples lacunes, mais de trouver le compromis idéal entre le respect des lois et la prise en compte d’une approche socio-psychologique devenue incontournable dans les cas de figure étudiés.
La violence contre
la femme
Ces exemples avant-gardistes sont également à rechercher dans le cas des femmes violentées, les études ayant montré l’exemple de jugements audacieux qui vont à l’encontre de la toute puissance de l’époux, qui bénéficie souvent de circonstances atténuantes en dépit de la violence usitée. C’est le cas d’un juge qui, pour la première fois, a sanctionné l’époux qui a battu sa femme en lui ordonnant de quitter la maison conjugale, une décision courageuse pour être exceptionnelle.
Pour Leila Awada, l’avocate de l’association Kafa, les femmes ayant subi des violences conjugales souffrent du fait qu’elles se trouvent doublement lâchées : d’une part, par leur environnement social et, d’autre part, par la justice qui tend à perpétuer les préjugés en matière de machisme, certains juges étant enclins à justifier les concepts sociaux et moraux en vigueur. Et l’avocate de dénoncer le fait que le viol conjugal par exemple n’est pratiquement jamais pris en considération par la police, qui estime que ce type de violence fait partie du concept de l’intimité et de la vie privée des époux.
Méconnaissance
des droits
Autre groupe vulnérable, celui des employées de maison que ni la mentalité ambiante ni les textes de loi ne peuvent protéger. Une étude effectuée par l’association Human Rights Watch a ainsi clairement démontré les lacunes au niveau des lois régissant ce secteur, sachant notamment que la main-d’œuvre étrangère domestique ne peut bénéficier de la loi du travail, notamment du salaire minimum, de la détermination des heures de travail ou des congés annuels. En dépit de la mise en place d’un système de contrat unifié, aucun mécanisme d’exécution n’a été prévu et les violations sont encore nombreuses en ce domaine : violence, agressions sexuelles, privation de nourriture, privation de liberté de déplacement, confiscation des passeports, etc.
L’étude montre également la multitude des cas de plaintes avancées par l’employeur alors que celles qui sont présentées par les employées de maison, qui souffrent de méconnaissance de leurs droits et de la langue, sont pratiquement inexistantes. Et dans les rares cas de procès intentés contre leurs employeurs, ces derniers ont souvent été condamnés à des sanctions minimes par rapport aux délits ou crimes commis, note Nadim Houry, directeur régional de HRW, qui cite le cas d’un médecin condamné au paiement d’une simple amende pour avoir recouru à la violence contre son employée de maison.
Quelles leçons tirer ?
Tout d’abord, l’idée que le juge peut sans aucun doute faire une lecture de la loi en dépassement de la mentalité ambiante, dans le respect de la dignité humaine et conformément à l’évolution de la société qui malheureusement n’est pas encore reflétée dans des textes de lois rigides et dépassés.
Tout en dévoilant les failles et l’arbitraire de certains jugements, les études effectuées montrent également des décisions révolutionnaires prises par des juges intrépides qui ont improvisé dans le sens d’un plus grand humanisme, sans toutefois se défaire totalement du cadre de la loi.
D’où l’importance d’un cumul grandissant de jurisprudences en faveur des personnes vulnérables, par le biais d’un effet de mimétisme qui se répercutera favorablement dans les milieux de la magistrature, fait remarquer l’un des juges présents.
Enfin, le dialogue et l’interaction désormais mis en place entre les ONG et les juges dans le cadre d’une dynamique productive ont démontré l’importance d’un tel partenariat. En définitive, la société civile n’est pas dans une relation de confrontation avec la loi et les juges qui l’appliquent, mais plutôt dans un rapport de complémentarité qui ne peut que servir l’intérêt souvent oublié ou occulté des groupes sociaux vulnérables.
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