Jeanine Jalkh
Le verdict du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) dans l'affaire Khayat/al-Jadeed est tombé : Karma Khayat a été jugée coupable d'avoir entravé l'administration de la justice. Toutefois, le chef d'accusation d'outrage au tribunal n'a pas été retenu par le TSL. La chaîne, dont elle est actuellement directrice adjointe, a été acquittée, le procureur n'ayant pu apporter des éléments suffisants pour l'incriminer. Le procureur « n'a pas prouvé qu'al-Jadeed a commis un acte criminel », a déclaré le juge Nicolà Lettieri en rendant hier son jugement.
Accusés d'avoir diffusé des informations sur des témoins confidentiels de l'enquête sur l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri, dans le cadre d'un programme politique intitulé « Les témoins du tribunal international », al-Jadeed et Mme Khayat avaient plaidé non coupables lors du procès, arguant notamment de la liberté de la presse et de la volonté de dénoncer les dysfonctionnements du TSL, notamment la fuite d'informations confidentielles.
Lors d'une audience publique au TSL tenue à La Haye, le juge Lettieri, compétent en matière d'outrage, a présenté ses conclusions, expliquant en cours de route la procédure suivie et le droit applicable – la loi libanaise en l'occurrence. Il a toutefois fixé au 28 septembre la date de l'audience pour la détermination de la peine. Rappelant que cette affaire d'outrage est « atypique » à bien des égards, dans la mesure où elle touche d'une part à l'expression des médias, mais aussi « à ses limites supposées dans le cadre de la loi », le juge a souligné que c'est la première fois « dans l'histoire de la justice internationale pénale qu'une personne morale est poursuivie ».
Cette procédure n'a d'ailleurs pas manqué de susciter de nombreux débats au sein de la communauté des juristes internationaux, mais aussi lors du procès lui-même, la défense ayant fait valoir qu'il revient aux tribunaux libanais et non au TSL de se saisir du dossier. La cour d'appel avait toutefois reconnu la compétence du TSL dans cette affaire.
Bien qu'il risque d'être interprété par certains analystes comme étant une humiliation pour la chaîne et sa directrice adjointe ainsi qu'un camouflet à la sacro-sainte liberté de la presse, le verdict verse clairement en faveur d'al-Jadeed et s'annonce relativement clément à l'égard de Karma Khayat, qui se trouve acquittée d'un des deux chefs d'accusation. Ce qui lui devrait probablement lui épargner une lourde sentence, la peine maximale étant de 7 ans de prison et/ou 100 000 euros d'amende.
Khayat a ignoré les avertissements du TSL
Expliquant la procédure suivie, le juge Lettieri a rappelé que le procureur Kenneth Scott devait prouver que les accusés ont « délibérément et sciemment entravé le cours de la justice » en diffusant et en publiant des informations sur les « prétendus témoins confidentiels, sapant ainsi la confiance du public dans la capacité du tribunal à protéger la confidentialité des informations fournies par des témoins effectifs ou potentiels ». Or, M. Scott n'a pu apporter les preuves suffisantes en ce sens, a constaté le juge.
« Les personnes qui ont témoigné ont déclaré qu'elles avaient eu peur ou avaient été préoccupées après la diffusion des épisodes. Cependant, leurs craintes ou inquiétudes n'étaient pas fondées sur des faits vérifiables que l'on puisse objectivement relier aux divulgations », a déclaré le juge. Selon lui, ces témoins n'ont fourni aucun élément qui puisse le convaincre du fait que leur confiance dans le TSL a été effectivement érodée. Aucune conclusion ne peut être tirée par conséquent quant aux « effets de ces divulgations sur la population libanaise en général ». Le juge a reconnu toutefois que les informations fournies dans le programme ont permis « d'identifier les trois individus concernés ».
Deuxième chef d'accusation
Quant à la volonté délibérée d'entraver l'administration de la justice (second chef d'accusation), elle existait réellement, du moins chez Mme Khayat qui, ayant été sollicitée à deux reprises par le TSL pour retirer les informations sensibles, s'était abstenue de le faire en connaissance de cause, relève le juge Lettieri.
« Je suis convaincu au-delà de tout doute raisonnable que Mme Khayat a bien reçu le courriel de M. Lodge auquel était jointe l'ordonnance », a dit le juge en faisant référence aux correspondances électroniques d'Anthony Brettel Lodge, chef du greffe et représentant résident du bureau du tribunal à Beyrouth.
Ce dernier avait communiqué le 7 août 2012 à Mme Khayat une lettre intimant à al-Jadeed de cesser la publication des reportages. M. Lodge lui avait transmis par la suite, toujours par courriel, l'ordonnance du juge de la mise en état, Daniel Fransen, datée du 10 août 2012, enjoignant à la chaîne et à ses employés de cesser la diffusion relative aux témoins concernés.
Le 14 août 2012, deux officiers des forces de l'ordre libanaises avaient signifié l'ordonnance à Mariam al-Bassam, directrice de l'information et des programmes politiques d'al-Jadeed.
« Il n'y a aucun élément de preuve indiquant que ledit courriel n'a pas été reçu par son destinataire. Mme Khayat a donc, pour le moins, délibérément ignoré l'ordonnance. Je conclus que Mme Khayat a choisi d'ignorer le courriel de M. Lodge de façon à pouvoir dire qu'elle n'en connaissait pas la teneur, a assuré le juge. Je conclus par conséquent que Mme Khayat avait la capacité de retirer les épisodes du site Internet d'al-Jadeed mais qu'elle ne l'a pas fait. »
Responsabilité de la chaîne
Pour ce qui est de la responsabilité de l'entreprise accusée, le juge a estimé que Mariam Bassam, qui représente al-Jadeed (entité morale) en sa qualité de directrice de l'information et des programmes politiques, et donc de « représentante de la chaîne », n'avait pas la capacité de retirer les informations du site Internet relevant d'al-Jadeed. « Mme Bassam n'a pas eu un quelconque comportement criminel imputable », a fait remarquer le juge Lettieri.
« S'agissant de Mme Khayat, a poursuivi le juge, je ne vois aucun élément de preuve dans le dossier indiquant qu'elle était directrice ou administratrice d'al-Jadeed (à l'époque) ». Par conséquent, « elle n'était pas dûment habilitée à représenter la chaîne devant des tiers », a enchaîné le juge, soulignant qu'il s'est fondé pour cela sur les dispositions du code libanais.
Le jugement est donc prononcé, mais rien n'est encore définitif, puisque la défense dispose de 15 jours pour faire appel du verdict, délai qui court à partir du jour du prononcé de la peine, soit le 28 septembre. « L'accusation peut toutefois entamer cette procédure dès à présent. Les deux parties peuvent en outre faire appel de la sentence à proprement parler une fois celle-ci émise », a affirmé la porte-parole du TSL, Wajd Ramadan.
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