Par Nada MERHI
Le sort de milliers de Libanais – et de ressortissants arabes – disparus durant la guerre civile et la période qui l’a suivie sous la tutelle syrienne au Liban reste inconnu. Pour que ce dossier vieux de plus de trente ans ne reste pas occulté et relégué aux oubliettes, « L’Orient-Le Jour » relatera chaque semaine le témoignage d’un parent en quête de la vérité sur le sort d’un disparu.
Le 3 novembre 1984, Anjad el-Moallem, alors âgée de 5 ans, étreint son père pour la dernière fois. Adjudant-chef à la gendarmerie, Abdel-Hadi el-Moallem sort en ce jour de sa maison pour ne plus jamais y retourner. « C’était un samedi, mon père était de service à la caserne Hélou pour le week-end, se souvient-elle. Il est vrai que j’étais petite, mais je me rappelle de ce jour, comme si c’était hier. J’avais l’habitude, à chaque fois qu’il sortait de la maison, de l’embrasser. Comme à l’accoutumée, je me suis mise debout sur le sofa et je l’ai enlacé. Mais ce jour-là, je l’ai étreint à plusieurs reprises et je ne me lassais pas de le regarder. Comme si j’avais le sentiment confus que je ne le reverrais plus. » Le lundi 5 novembre 1984 Abdel-Hadi el-Moallem ne rentre pas chez lui.« J’étais revenue de l’école et il y avait du monde chez nous, se rappelle sa fille. J’entendais ma mère et mes oncles dire “Abdel-Hadi a disparu”. C’était la première fois que j’entendais ce mot “disparu”. Je n’en comprenais pas le sens. J’ai cru que cela voulait dire qu’il était en voyage. Ce n’est que lorsque j’ai eu 12 ou 13 ans que j’ai compris que mon père avait été enlevé. »
Les frères et amis de Abdel-Hadi ont mené leurs enquêtes pour connaître son sort. « Un agent des Forces de sécurité intérieure qui avait tout vu leur a raconté que mon père était rentré de la patrouille, avait garé la Jeep de la gendarmerie et était sur le point de prendre sa voiture, lorsque des hommes l’ont abordé à la sortie de la caserne, souligne Anjad el-Moallem. Ils lui ont bandé les yeux et l’ont pris. Même sa voiture personnelle a disparu. Plus tard, nous avons su que ses ravisseurs étaient des hommes du mouvement Amal. Dans un premier temps, ils l’ont gardé à la tour Murr, avant de le livrer, un an plus tard, aux autorités syriennes. »
Père d’une famille composée de deux garçons et quatre filles (« ma sœur benjamine ne connaît son père que sur la photo, elle avait un an et demi lorsqu’il a disparu » ), Abdel-Hadi el-Moallem avait près de 43 ans lorsqu’il a été enlevé. L’aîné de ses enfants avait 17 ou 18 ans.
Cette famille, originaire de Kab Élias dans la Békaa, avait tout fait pour obtenir sa libération. Comme de nombreuses autres familles dans l’attente, ses efforts se sont avérés vains. « Ma mère et mes oncles n’ont jamais pu le revoir, ni avoir de ses nouvelles, indique Anjad el-Moallem. Ils ont été en Syrie à plusieurs reprises, mais ils sont rentrés bredouille. Tantôt on leur disait qu’on n’avait aucune information le concernant, tantôt qu’il était accusé d’un crime politique et qu’on ne pouvait rien faire pour lui. À plusieurs reprises on leur avait promis de le voir. On leur avait même soutiré de l’argent à cet effet. En vain. »
« Il y a quelques années, dans le cadre d’un des sit-in organisés ici, dans le jardin Gebran Khalil Gebran, d’anciens détenus en Syrie ont reconnu mon père sur la photo que nous portions ma sœur et moi, ajoute Anjad el-Moallem. Ils ont dit à Ghazi Aad (porte-parole de Solide – Soutien aux Libanais en détention et en exil, NDLR) que mon père était en Syrie. Au début, je ne voulais pas y croire. J’ai exigé des détails spécifiques susceptibles d’indiquer qu’il s’agissait bel et bien de mon père. J’ai même appelé l’un de mes frères qui s’est longuement entretenu avec eux et les informations données montraient qu’il s’agissait vraiment de lui. »
La famille el-Moallem a ainsi su que Abdel-Hadi était détenu en 1990 à la prison de Palmyre et qu’il a été transféré dans plusieurs autres centres de détention, dont Adra, Tahouné, Saidnaya.
« Connaître le sort de mon père est notre seule cause, affirme Anjad el-Moallem. Nos fêtes nous les vivons avec tristesse. Nous ne pouvons pas être heureux, tant que nous ne connaîtrons pas le sort de mon père. Nous voulons nos disparus vivants ou morts. » Et de reprendre dans un souffle : « Je sens qu’il est encore vivant. Aujourd’hui, il doit avoir 70 ans. Parfois, je le vois dans mes rêves, les cheveux blancs, avec un bras paralysé. Mais il ne m’adresse jamais la parole. »
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