Une vive controverse avait entouré en octobre dernier la mesure envisagée par le CNA en vue d’obliger les sites électroniques à s’enregistrer auprès de lui. Aujourd’hui, même si ce débat est apaisé à la suite de l’échec d’une telle mesure, l’attachement à la liberté d’expression est plus vif que jamais.
Plus d’un mois est passé depuis la proposition du Conseil national de l’audiovisuel (comité consultatif rattaché au ministère de l’Information) d’obliger les sites web et les blogs à lui faire état de leur activité, en remplissant, à partir du 1er novembre, un formulaire d’une page portant notamment l’adresse du site, le nom de son auteur et son objet. Vivement dénoncée en octobre par les internautes qui y voyaient une censure camouflée, la décision n’a finalement pas connu d’application effective, si ce n’est quelque « 200 dépositions récoltées » dont fait état pour L’Orient-Le Jour le président du CNA Abdel Hadi Mahfouz. Maigre chiffre par rapport aux milliers de sites et de blogs en fermentation. Concrétisation muette d’une mesure qui avait déclenché les cris d’indignation des tenants de la liberté. La décision aurait-elle finalement été contrée par la dynamique du terrain libanais ? Ou bien portait-elle les germes de son propre échec, d’autant qu’elle se heurte à l’impossibilité technique de sonder tous les sites « libanais » ?
La question de la compétence
Pour Ayman Mhanna, président exécutif du centre SKEyes, la décision est simplement liée à l’incompétence du CNA à prendre pareille décision. « Cette décision est morte faute de légitimité », affirme-t-il, précisant que « le CNA ne peut légalement contraindre les rédacteurs du Net à coopérer avec cette instance ». Celle-ci dispose, rappelons-le, de compétences purement consultatives et qui ne s’exercent que dans le domaine de la loi de 1994 sur les médias audiovisuels. Or les sites électroniques ne sont régis, en l’état actuel, par aucune loi. C’est justement cette absence de loi qui aurait profité au CNA pour se prévaloir d’une compétence dans un domaine qui n’est pas légalement le sien. Le ministre de l’Information Walid Daouk avait lui-même affirmé à L’OLJ, à la veille de l’échéance fixée, que « le CNA n’a aucun droit sur les médias électroniques ».
Si, au début de la prise en charge de ses fonctions, M. Daouk avait mis l’accent sur la nécessité de doter le CNA de compétences allant au-delà de la simple consultation, il a dénoncé le fait que le CNA a outrepassé son domaine d’action. « Le CNA a présenté une requête, c’est-à-dire une demande obligeant les médias électroniques à s’enregistrer auprès de lui », avait-il précisé. De son côté, M. Mahfouz s’acharne à défendre la compétence du CNA au niveau de l’Internet, « audiovisuel par définition ». Il rappelle que sa « proposition » a pour seul objectif de protéger les sites et les blogs avant la parution de la nouvelle loi sur les médias. Se prévalant des cas de dissolution de plusieurs chaînes télévisées à la suite de l’entrée en vigueur de la loi de 1994, M. Mahfouz insiste sur « notre souci de protéger, parmi les sites d’informations uniquement, ceux qui ne bénéficient d’aucune couverture politique ».
Protection, censure
Loin de se convaincre de la pertinence d’une pareille protection, qui est pour eux l’équivalent de « la liberté responsable », tous les rédacteurs du Net, interrogés par L’OLJ sur la décision du CNA, expriment de prime abord l’étonnement de ceux qui revisitent un passé gênant mais inoffensif. « C’est votre question qui nous rappelle l’affaire » est une réaction partagée, mais qui s’ensuit, presque immédiatement, d’une réflexion ravivée sur la censure que couvait pour eux cette décision. « La mesure ne m’a point affectée, sans compter le fait qu’elle n’est pas prise au sérieux en tout cas », affirme Angie Nassar, blogeuse pour le site d’informations nowlebanon. Rappelant que « l’Internet est l’espace par excellence de la liberté de manœuvre », elle ajoute fermement que « la décision du CNA a clairement des motivations politiques de censure ». Et de demander : « Connaissez-vous un autre pays qui oblige les sites à lui remettre des informations sur ses activités ? »
Rapport sur les médias télévisuels
Commentant, dans son article sur « Les paradoxes de la liberté d’expression au Liban », la décision du CNA, le blogueur britannique Karlo Sharro situe cette volonté de censure dans l’historique du CNA, connu – rappelons-le – pour sa proximité (amicale ou autre) avec le régime syrien. « Plusieurs journalistes et blogueurs libanais ont établi le lien entre cette démarche inattendue pour contrôler l’Internet et le rôle des nouveaux médias dans les soulèvements régionaux », notamment en Syrie, ajoute M. Sharro. Même si pareille possibilité reste à prouver, elle est corroborée par un rapport émis par le CNA, parallèlement à sa décision sur les sites électroniques. Ce rapport vise les médias télévisuels, où il sonde « des atteintes aux bonnes mœurs sociales et un manque d’éthique dans l’exercice politique ». Afin d’illustrer ces atteintes, le CNA mentionne dans son rapport trois programmes sociaux diffusés sur trois différentes chaînes, en se suffisant toutefois d’un seul programme politique, celui de Walid Abboud sur la MTV, et d’un épisode spécifique où l’un des invités « a prononcé des propos attentatoires à un pays frère », en l’occurrence la Syrie. Jugeant que le choix des exemples dans le rapport est un détail futile, M. Mahfouz estime que « les partis politiques, craignant l’effet de ce rapport à la veille du renouvellement des permis des médias télévisuels qu’ils détiennent, ont tenté d’occulter son impact en canalisant le débat au niveau des sites électroniques ». Démentant en outre toute tentative de censurer les sites électroniques, M. Mahfouz affirme que « c’est au nom de la liberté d’expression que nous voulons les immuniser contre les aléas de la caste politique, auxquels nous refusons de nous résigner ».
Impuissance du CNA
À bien des égards, ce sont les griefs du CNA lui-même qui paraissent se refléter dans sa décision, des griefs liés à la vanité de ses fonctions, dont M. Mahfouz lui-même ne se cache pas. Il faut savoir que « nous ne pouvons prendre aucune décision contre personne », confie-t-il dans un élan qui se veut rassurant, avant de déplorer « l’impuissance traditionnelle du CNA face à la volonté politique : quoi que nous disions, nous ne sommes pas entendus ». Néanmoins, la figure centriste « modérée » du Premier ministre Nagib Mikati lui aurait inspiré « l’espoir de nous faire entendre par un pouvoir politique enfin unifié », toujours selon M. Mahfouz, qui justifiait ainsi, en octobre, l’opportunité de sa décision. Un mois plus tard, il demeure fidèle à cette confiance qu’il fonde officiellement dans le cabinet Mikati. « La décision de l’exécutif demeure unifiée, mais nous ne pouvons occulter ni les tensions internes ni les bouleversements régionaux qui la troublent nécessairement », explique M. Mahfouz, comme pour justifier le non-
aboutissement de sa décision. Et même si celle-ci n’avait pas reçu l’aval du ministre de l’Information Walid Daouk (proche du Premier ministre), qui œuvre actuellement pour l’aboutissement d’un projet de loi sur les médias électroniques, qui se rapproche de la loi sur la presse écrite.
En marge des projets ministériels, à contre-courant du néohumanisme du web, la décision du CNA semble réduite à une tribune sans audience, la tribune de ses propres afflictions. « Cette mesure est comme les sonneries d’alarme qui agitent occasionnellement certains ministères et autres institutions gouvernementales. Voulant contrer la menace de perdre leur boulot faute d’être utiles, ces instances inventent des mesures controversées dans l’unique dessein de monopoliser une attention, qui tôt ou tard finit par s’estomper », estime Nagib du blog Baladi. D’ailleurs, certains observateurs qui s’étaient élevés en octobre contre la décision du CNA avaient souligné l’expiration du mandat de ce dernier, pour en déduire « une tentative désespérée de marquer une présence ». M. Mahfouz rejette fermement pareille allégation. « Marquer une présence contre qui ? » demande-t-il.
La liberté
Le blogueur Sharro fait remarquer que « ces libertés relatives dont jouissent les journalistes au Liban résultent souvent de la mise en œuvre laxiste de lois vagues et périmées, plutôt que d’un désir réel d’honorer les valeurs constitutionnelles ». Ce que la mesure du CNA aura révélé, c’est la facilité avec laquelle ce schéma de libertés, gardées par une légalité laxiste, peut basculer dans l’oppression justifiée. Cette oppression, étouffée par la résistance civile, s’émiette aujourd’hui. Ses derniers souffles s’expriment en bribes
éparses, sur les affiches de cinéma biffées ou les programmes de festivals amputés, ou encore sur le terrain d’un web qui
dérange parce qu’il se trouve aux antipodes des réflexes arabes (désuets).
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