Présidente de l’Association pour la sauvegarde du
patrimoine de Tripoli, Joumana Chahal Tadmoury dénonce le pillage systématique
de l’héritage architectural de Tripoli et lance un SOS pour sauver ce qui reste
encore à sauver. Nous publions ci-dessous son article.
Une heure, c’est le temps requis pour parcourir 4 500 ans de
l’histoire de la ville de Tripoli. Une histoire ô combien féconde et riche en
civilisations qui se sont succédé dans la ville qu’on prénommait jadis
« al-Fayhaa » grâce à l’odeur de fleur d’oranger qui en émanait.
Mais Tripoli n’est plus ce qu’elle était. Les vergers n’y sont plus, l’odeur de la fleur d’oranger a cédé sa place à l’odeur nauséabonde des poubelles laissées çà et là dans les recoins de la ville, ou de la pollution d’un gaz émanant du « Mahjar el-sohhi » près du port, ou tout simplement des gaz d’échappements des innombrables voitures mal entretenues de certains habitants nonchalants et insensibles à la nature et à l’environnement.
Tripoli n’est plus ce qu’elle était car les salles de cinéma du boulevard Fouad Chéhab ont fermé, les cafés où aimaient se retrouver les intellectuels gauchistes de la ville ont été remplacés par des cafés servant jour et nuit une chicha (narguilé) et où s’attablent des heures durant certains jeunes – oisifs – de la ville. Ils attendent patiemment ou impatiemment, peut-être, l’arrivée d’un sauveur de misère ou l’espérance d’une vie meilleure. Certains se rebellent pendant que d’autres se résignent. Ils ont peur de l’avenir qui les attend. Ils ont vu leurs voisins, leurs amis ou leurs proches partir vers des contrées plus certaines. Ils ont peur aussi d’avoir le même sort que ces jeunes qui se tuent chaque fin de semaine en rentrant chez eux après une soirée bien arrosée à Beyrouth, à Byblos ou à Batroun, sur cette route sinueuse et mal éclairée qu’on appelle en libanais « autostrade ». Ils sont pour la plupart politisés, pensant que tel ou tel courant va enfin les sauver de ce chômage qui les guette, de ce chaos dans lequel la ville est plongée, ou tout simplement de cette insécurité qui menace d’exploser à tout moment entre « le haut et le bas » : le Jabal Mohsen et le Bab el-Tebbaneh.
Tripoli n’est plus ce qu’elle était car son patrimoine est régulièrement détruit et pillé. En effet, depuis 1956, date de la crue du fleuve Abou Ali, et la vague de démolition des irremplaçables flans du fleuve qui ont suivi, la ville ne cesse de perdre massivement son patrimoine. Une cinquantaine d’années de démolitions irréversibles, et il en reste. C’est dire si la ville était un joyau architectural. Elle est la deuxième ville après Le Caire en vestiges mamelouks, sans compter toutes les autres civilisations qui ont laissé leurs traces indélébiles sur la pierre éternelle.
Les responsables sur la sellette
Un des faits les plus marquants des dernières années a été la démolition du théâtre Inja, qui datait de 1886. Commanditée par les Ottomans à des architectes italiens, cette bâtisse de toute splendeur a vu défiler les vedettes du monde arabe et moyen-oriental, donnant aux Tripolitains le goût de l’art. Elle a été démolie par autorisation ministérielle le 11 décembre 2010, suite à la pression de son propriétaire, député de la ville. À son emplacement, un projet en cours d’étude à la Direction générale des antiquités (DGA) va engendrer un énorme bloc de style stalinien de dix étages, dont quatre en sous-sols. Le beau toit en ardoise rouge qui caractérisait le quartier ottoman et patrimonial de la ville a été tout simplement supprimé.
Si le projet se réalisait en l’état, le Tall – ce quartier tout à la fois ottoman et au style architectural produit sous le mandat français – perdrait son cachet patrimonial. Ce projet nécessite l’augmentation du COS du quartier Tall. S’il est accordé, cela signifie que toutes les bâtisses avoisinantes seraient autorisées à monter en étages. Le toit en ardoise rouge caractéristique serait alors supprimé et des étages en béton armé nuiraient aux beaux immeubles ottomans richement décorés, comme ce qui s’est produit dans l’école Sultaniah que pleurent tous les jours les Tripolitains. Dans un projet d’extension, on a laissé les façades sur lesquelles on a construit un immeuble de bureau de sept étages en béton armé. Le résultat est hideux.
La question qu’on se pose, c’est pourquoi s’acharne-t-on à démolir les bâtiments anciens alors que la ville regorge d’immeubles récents, insignifiants, voire laids ?
Ce qui est d’autant plus inquiétant, c’est que depuis peu, un marché très virulent de l’art se propage dans la ville. Les exemples se multiplient de monuments, stèles, portes, fontaines, fenêtres, contours de portes en pierre sculptée, décorations et autres ornements qui sont démontés des palais récemment vendus à des investisseurs peu scrupuleux et insensibles à la valeur de ces vestiges. Je cite l’exemple du palais Chahine, joyau architectural et patrimonial. Il a été désossé et vendu en pièces détachées dans d’autres villes libanaises. L’autre exemple pour lequel l’Association pour la sauvegarde du patrimoine de Tripoli s’est mobilisée depuis deux mois est celui de l’illustre palais Ajam. Nous avons alerté la Direction générale des antiquités et avons déposé un dossier et une plainte auprès du ministre de la Culture, Gaby Layoun, en main propre. Nous avons aussi, en coopération avec le conseiller municipal chargé du patrimoine, Khaled Tadmoury – qui a signifié aux nouveaux propriétaires l’interdiction de toucher à l’immeuble et à ses contenances –, alerté le maire de Tripoli, Nader Ghazal, et l’avons sommé de faire intervenir la gendarmerie de Tall et celle de la municipalité. Il a fallu enfin faire intervenir les Forces de sécurité intérieure pour que la gendarmerie de Tall intervienne physiquement. Malgré cela, nous n’avons pas encore obtenu de réponse définitive et la garantie que ces vestiges seraient préservés par un quelconque organisme. Nous avons enfin obtenu une promesse du ministère de la Culture portant sur la constitution d’un comité de préservation du patrimoine, en collaboration avec la DGA et la municipalité de Tripoli, qui se chargerait de refaire le registre des bâtiments patrimoniaux de la ville afin d’interdire leur vente, leur démolition et le pillage.
Les exemples sont trop nombreux pour les citer dans un article. La liste est très longue et les détails trop surprenants, la vieille ville de Tripoli est entièrement menacée de disparaître, le patrimoine s’envole, mais les députés, les ministres et les responsables de la ville ne s’en inquiètent pas ; et les Tripolitains ne paraissent pas réagir.
Joumana CHAHAL TADMOURY
Présidente de l’Association pour la sauvegarde du patrimoine de Tripoli
Mais Tripoli n’est plus ce qu’elle était. Les vergers n’y sont plus, l’odeur de la fleur d’oranger a cédé sa place à l’odeur nauséabonde des poubelles laissées çà et là dans les recoins de la ville, ou de la pollution d’un gaz émanant du « Mahjar el-sohhi » près du port, ou tout simplement des gaz d’échappements des innombrables voitures mal entretenues de certains habitants nonchalants et insensibles à la nature et à l’environnement.
Tripoli n’est plus ce qu’elle était car les salles de cinéma du boulevard Fouad Chéhab ont fermé, les cafés où aimaient se retrouver les intellectuels gauchistes de la ville ont été remplacés par des cafés servant jour et nuit une chicha (narguilé) et où s’attablent des heures durant certains jeunes – oisifs – de la ville. Ils attendent patiemment ou impatiemment, peut-être, l’arrivée d’un sauveur de misère ou l’espérance d’une vie meilleure. Certains se rebellent pendant que d’autres se résignent. Ils ont peur de l’avenir qui les attend. Ils ont vu leurs voisins, leurs amis ou leurs proches partir vers des contrées plus certaines. Ils ont peur aussi d’avoir le même sort que ces jeunes qui se tuent chaque fin de semaine en rentrant chez eux après une soirée bien arrosée à Beyrouth, à Byblos ou à Batroun, sur cette route sinueuse et mal éclairée qu’on appelle en libanais « autostrade ». Ils sont pour la plupart politisés, pensant que tel ou tel courant va enfin les sauver de ce chômage qui les guette, de ce chaos dans lequel la ville est plongée, ou tout simplement de cette insécurité qui menace d’exploser à tout moment entre « le haut et le bas » : le Jabal Mohsen et le Bab el-Tebbaneh.
Tripoli n’est plus ce qu’elle était car son patrimoine est régulièrement détruit et pillé. En effet, depuis 1956, date de la crue du fleuve Abou Ali, et la vague de démolition des irremplaçables flans du fleuve qui ont suivi, la ville ne cesse de perdre massivement son patrimoine. Une cinquantaine d’années de démolitions irréversibles, et il en reste. C’est dire si la ville était un joyau architectural. Elle est la deuxième ville après Le Caire en vestiges mamelouks, sans compter toutes les autres civilisations qui ont laissé leurs traces indélébiles sur la pierre éternelle.
Les responsables sur la sellette
Un des faits les plus marquants des dernières années a été la démolition du théâtre Inja, qui datait de 1886. Commanditée par les Ottomans à des architectes italiens, cette bâtisse de toute splendeur a vu défiler les vedettes du monde arabe et moyen-oriental, donnant aux Tripolitains le goût de l’art. Elle a été démolie par autorisation ministérielle le 11 décembre 2010, suite à la pression de son propriétaire, député de la ville. À son emplacement, un projet en cours d’étude à la Direction générale des antiquités (DGA) va engendrer un énorme bloc de style stalinien de dix étages, dont quatre en sous-sols. Le beau toit en ardoise rouge qui caractérisait le quartier ottoman et patrimonial de la ville a été tout simplement supprimé.
Si le projet se réalisait en l’état, le Tall – ce quartier tout à la fois ottoman et au style architectural produit sous le mandat français – perdrait son cachet patrimonial. Ce projet nécessite l’augmentation du COS du quartier Tall. S’il est accordé, cela signifie que toutes les bâtisses avoisinantes seraient autorisées à monter en étages. Le toit en ardoise rouge caractéristique serait alors supprimé et des étages en béton armé nuiraient aux beaux immeubles ottomans richement décorés, comme ce qui s’est produit dans l’école Sultaniah que pleurent tous les jours les Tripolitains. Dans un projet d’extension, on a laissé les façades sur lesquelles on a construit un immeuble de bureau de sept étages en béton armé. Le résultat est hideux.
La question qu’on se pose, c’est pourquoi s’acharne-t-on à démolir les bâtiments anciens alors que la ville regorge d’immeubles récents, insignifiants, voire laids ?
Ce qui est d’autant plus inquiétant, c’est que depuis peu, un marché très virulent de l’art se propage dans la ville. Les exemples se multiplient de monuments, stèles, portes, fontaines, fenêtres, contours de portes en pierre sculptée, décorations et autres ornements qui sont démontés des palais récemment vendus à des investisseurs peu scrupuleux et insensibles à la valeur de ces vestiges. Je cite l’exemple du palais Chahine, joyau architectural et patrimonial. Il a été désossé et vendu en pièces détachées dans d’autres villes libanaises. L’autre exemple pour lequel l’Association pour la sauvegarde du patrimoine de Tripoli s’est mobilisée depuis deux mois est celui de l’illustre palais Ajam. Nous avons alerté la Direction générale des antiquités et avons déposé un dossier et une plainte auprès du ministre de la Culture, Gaby Layoun, en main propre. Nous avons aussi, en coopération avec le conseiller municipal chargé du patrimoine, Khaled Tadmoury – qui a signifié aux nouveaux propriétaires l’interdiction de toucher à l’immeuble et à ses contenances –, alerté le maire de Tripoli, Nader Ghazal, et l’avons sommé de faire intervenir la gendarmerie de Tall et celle de la municipalité. Il a fallu enfin faire intervenir les Forces de sécurité intérieure pour que la gendarmerie de Tall intervienne physiquement. Malgré cela, nous n’avons pas encore obtenu de réponse définitive et la garantie que ces vestiges seraient préservés par un quelconque organisme. Nous avons enfin obtenu une promesse du ministère de la Culture portant sur la constitution d’un comité de préservation du patrimoine, en collaboration avec la DGA et la municipalité de Tripoli, qui se chargerait de refaire le registre des bâtiments patrimoniaux de la ville afin d’interdire leur vente, leur démolition et le pillage.
Les exemples sont trop nombreux pour les citer dans un article. La liste est très longue et les détails trop surprenants, la vieille ville de Tripoli est entièrement menacée de disparaître, le patrimoine s’envole, mais les députés, les ministres et les responsables de la ville ne s’en inquiètent pas ; et les Tripolitains ne paraissent pas réagir.
Joumana CHAHAL TADMOURY
Présidente de l’Association pour la sauvegarde du patrimoine de Tripoli
http://www.lorientlejour.com/category/Liban/article/770360/Le_patrimoine_architectural__de_Tripoli_s%27en_va_a_vau-l%27eau....html
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