À peine calmée la scène tripolitaine, où s’est déroulé
hier dans le calme un marathon de l’amitié, la violence a ressurgi hier matin à
Halba, dans le Akkar, où devaient être organisés deux rassemblements parallèles
et rivaux des partisans du Parti syrien national social (PSNS), d’une part, et
du 14 Mars, d’autre part, à moins d’un kilomètre de distance l’un de l’autre.
Chacun des deux meetings visait à évoquer la mémoire des « martyrs »
tombés dans la foulée des événements du 7 mai 2008 – ceux du PSNS et ceux du 14
Mars.
Mais, coup de théâtre, la violence n’est pas venue, comme on l’avait craint samedi, d’un choc entre les deux rassemblements... Car c’est en effet au poste de contrôle de l’armée de Kweikhat, à Halba, que deux dignitaires religieux sunnites antirégime syrien et prorévolution, cheikh Ahmad Mohammad Abdelwahed – membre « très apprécié » du conseil municipal du village de Bireh et qui devait prendre aujourd’hui la tête de la Fédération des municipalités de Dreib, dans le Akkar – et cheikh Mohammad Hussein Merheb, ont été abattus alors qu’ils se rendaient à la manifestation organisée notamment par les députés Khaled Daher et Mouïn Meraabi (14 Mars).
Une pluie de balles
Selon une première version de l’incident rapportée par certains médias locaux, cheikh Abdelwahed et son garde du corps auraient refusé de s’arrêter au poste de contrôle de l’armée. Mais cette version a été contestée par le député Khaled Daher, qui a souligné que les soldats « n’ont pas effectué un tir de semonce, comme c’est le cas dans ce genre de situation, mais ont ouvert le feu directement sur le dignitaire religieux, le visant droit à la nuque ».
Le témoignage de l’un des accompagnateurs du cheikh Abdelwahed aux médias locaux est tout à fait différent. Selon lui, les soldats qui se trouvaient au barrage de l’armée ont reconnu la voiture du cheikh Abdelwahed et lui ont fait signe de passer. C’est alors qu’un capitaine de l’unité héliportée serait personnellement intervenu en des termes dérogeant aux règles de la bienséance pour inciter la voiture du cheikh à s’arrêter au barrage. Ce dernier aurait alors donné l’ordre à son chauffeur de s’arrêter. Le capitaine – originaire de Saksakiyeh (Liban-Sud) et dont le nom serait Ali el-Ahmad, selon des sources concordantes – aurait aussitôt sommé, toujours en des termes injurieux, le cheikh de descendre de sa voiture. Ce dernier aurait encore obtempéré, pour se voir encore une fois maltraité par le militaire, selon ce témoignage. Il aurait aussitôt décidé de rebrousser chemin et de ne plus prendre part au sit-in, affirmant à l’officier qu’il se sentait « humilié ». Joignant le geste à la parole, cheikh Abdelwahed se serait retourné et aurait fait le geste de remonter en voiture. C’est alors, toujours selon cet accompagnateur, qu’une pluie de balles s’est abattue sur le véhicule, tuant les deux hommes.
Des sources bien informées notent que c’est la même unité héliportée, commandée par l’officier Georges Nader, qui était déployée le 23 janvier 2007 – le jour où les partis chrétiens du 8 Mars, le Courant patriotique libre et les Marada avaient dressé des barrages et brûlé des pneus sur l’ensemble des points névralgiques de l’autoroute entre Chekka et Nahr el-Mott pour provoquer la chute du cabinet Siniora – à Jbeil, lorsque la voiture de l’ancien député Farès Souhaid avait essuyé des coups de feu à bout portant de la part de militaires. Un de ses gardes du corps avait été blessé. De même, et toujours selon des sources bien informées, la même unité avait été impliquée dans les événements qui avaient conduit à la mort d’un homme de la famille Masri, proche du Premier ministre Nagib Mikati. Ce dernier avait été abattu de loin à Tripoli l’an dernier. Enfin, toujours selon ces sources, cheikh Abdelwahed avait eu des problèmes avec la même unité dans la foulée des événements du 7 mai 2008.
Affrontements à Beyrouth en soirée
Dès que la nouvelle de la mort des deux cheikhs est tombée, un climat de tension extrême s’est aussitôt répandu comme une traînée de poudre, d’abord dans la région, puis sur l’ensemble du pays. Plusieurs routes ont été bloquées par des manifestants en colère qui ont brûlé des pneus dans toute la région, tout au long de l’après-midi : à Bireh, village natal du cheikh Abdelwahed, à Halba et dans l’ensemble du Akkar, à Wadi Khaled, sur l’autoroute nord qui mène en Syrie, à Beddaoui, Kobbeh, puis à Denniyeh, Sir Denniyeh et à Tripoli, où la place Nour a de nouveau été investie par des manifestants. C’est donc presque en autarcie que les régions sunnites du Nord ont vécu la journée d’hier, vite rejointes, en soirée, par les voies de passage dans la Békaa-Ouest (Chtaura-Saadnayel, Chtaura-Jdita, al-Marj-Jeb Jennine, Deir Zeinoun-Faour, Kebb Élias-Bohsas,), Saïda, Naameh, Haret Naameh et les différents quartiers de Beyrouth (Khaldé, Verdun, Tarik Jdideh, Mazraa, le périmètre de la Cité sportive et de l’Université arabe, Kaskas...). L’armée devait ouvrir plusieurs de ses points de passage à plusieurs reprises en soirée... avant de voir les routes réinvesties par des manifestants en colère munis de pneus enflammés. À Beyrouth, en soirée, des combats de rue à l’arme automatique dans le périmètre de la Cité sportive et de l’Université arabe entre le Parti arabe, une officine prosyrienne menée par cheikh Khaled Berjaoui, et des habitants locaux ont fait plusieurs blessés. Signalons également que l’armée a découvert dans l’après-midi des explosifs sur la route de Majdel Anjar et a quadrillé la région dans l’attente de l’arrivée d’un expert militaire en explosifs.
Daher et Meraabi tancent l’armée
Sur place, à Halba, peu après l’assassinat des deux cheikhs, le plus prompt à réagir a été le député Khaled Daher, qui a aussitôt annulé le sit-in prévu par le 14 Mars. Entouré de notabilités locales, M. Daher a laissé éclater sa colère, estimant qu’il s’agissait d’un « assassinat planifié et délibéré ». « Nous nous attendions à essuyer des tirs du PSNS, mais pas de l’armée », a-t-il indiqué, appelant à l’ouverture rapide d’une enquête et à des sanctions contre les responsables. De fait, le député avait affirmé samedi dans un entretien à la LBCI qu’« il était confiant qu’il n’y aurait pas d’incidents en raison des mesures de sécurité prises par les forces de l’ordre ».
« Nous n’accepterons pas d’être pris pour cible de cette manière et nous nous attendions à ce qu’ils facilitent l’accès au sit-in, pas à ce qu’ils mettent des obstacles et nous tirent dessus. Il semble qu’ils soient remontés contre nous. (...) Pourquoi ont-ils pris pour cible la voiture du cheikh et de son compagnon et non pas celle qui l’accompagnait ? » a noté Khaled Daher à Halba. Le député a également accusé le gouvernement d’être « à la solde du régime syrien », déplorant le fait qu’un cabinet groupant cinq ministres de Tripoli soit incapable de préserver la sécurité dans la région. « À bas les agents du régime syrien et de l’Iran », a-t-il lancé.
De son côté, le député Mouïn Meraabi a appelé les habitants de la région au calme et au déblocage de toutes les routes. Cependant, les deux hommes ne parvenaient pas à cacher un mélange de tristesse et de colère, le député Daher allant même jusqu’à verser quelques larmes. Khaled Daher devait monter d’un cran dans son discours plus tard dans la journée, exprimant « l’amertume des habitants du Akkar vis-à-vis de l’armée et de son directoire parce que ces derniers mettent en pratique la politique du 8 Mars quand bien même le courant du Futur et le 14 Mars continuent de miser sur le rôle de l’armée ». « Les coupables doivent être sanctionnés. Il ne faut pas se laisser aveugler par des allégations creuses. Il s’agit d’un crime intentionnel. Les officiers qui ont tiré sont connus et le remède commence par leur remplacement par des officiers honorables », a-t-il noté. « Nous n’accepterons au Akkar que des officiers honorables qui sont attachés à la sécurité de leurs parents. Nous ne voulons pas d’officiers qui servent le projet du régime syrien et qui œuvrent contre l’intérêt du Liban », a ajouté M. Daher, estimant que « la confiance dans l’armée est aujourd’hui perdue ».
Selon certaines informations, les députés de la région ont appelé à « chasser les unités de l’armée de Halba » et demandé que leur mission soit « prise en charge par les Forces de sécurité intérieure ». Cette information a toutefois été démentie par les députés du Akkar et Khaled Daher a réclamé sur ce plan que « certains éléments » de l’armée en poste dans la région – en l’occurrence ladite unité héliportée – soient retirés.
En soirée, Mouïn Meraabi est monté à son tour d’un cran, réclamant la démission du commandant en chef de l’armée et exprimant son rejet de revoir l’unité héliportée postée dans le Akkar. « Kahwagi doit choisir entre être commandant en chef de l’armée ou d’un gang d’assassins qui tuent les gens. S’il respecte l’institution, il doit démissionner, ou bien le président Sleiman et le Premier ministre doivent le démettre », a-t-il indiqué à la Future News.
Plus discrets, les députés Nidal Tohmé, Hadi Hobeiche et Khaled Zahraman ont également condamné l’assassinat du cheikh Abdelwahed, appelant les habitants au calme et à la réouverture des routes, et prônant l’apaisement avec l’institution militaire. Le député Kazem el-Khair (courant du Futur) en a également fait de même.
L’armée ouvre une enquête
L’armée libanaise a pour sa part annoncé l’ouverture d’une enquête, non sans avoir opéré un repli de la région. Dans un communiqué, la direction de l’orientation de l’armée a indiqué qu’un « incident malheureux près d’un barrage relevant de l’armée à Kweikhet dans le Akkar a conduit cheikh Ahmad Abdelwahed et son compagnon à être blessés par des tirs, suite auxquels ils ont succombé ». « La direction de l’armée exprime ses profonds regrets pour la mort des deux victimes et exprime sa solidarité et ses sentiments de condoléances les plus sincères à leurs proches. Elle indique également qu’elle a immédiatement formé une commission d’enquête regroupant de hauts officiers de la police militaire sous la direction des autorités judiciaires concernées », note le communiqué.
Puis, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, s’est rendu au poste de contrôle de Kweikhet pour inspecter la voiture et a commencé à interroger un par un les officiers présents sur place lors de l’incident.
Dans le même temps, les réunions de notables et de représentants de la région se sont succédé au même rythme durant toute l’après-midi et la soirée, de même que les condamnations (voir ci-dessous), tandis que la tension se propageait progressivement dans tout le pays.
Le bloc du Akkar
Une réunion urgente des députés du Akkar s’est ainsi tenue à Halba, en présence du mufti du Akkar, cheikh Oussama Rifaï. Dans un communiqué publié à l’issue de la réunion, les députés ont eux aussi qualifié « d’acte prémédité » l’assassinat des deux cheikhs, appelant « le président de la République, le Premier ministre et le commandement de l’armée à prendre toutes les mesures immédiates et fermes contre l’officier et les soldats qui ont commis ce crime odieux, y compris les arrêter et les déférer devant la justice concernée pour les sanctionner de la manière la plus dure ». « La responsabilité n’incombe pas seulement à ceux qui ont commis le crime odieux, mais à ceux qui ont donné les ordres et les directives, sans compter la responsabilité morale que nous faisons porter au gouvernement libanais, au Premier ministre et au commandant en chef de l’armée, notamment en ce qui concerne le comportement de certains officiers qui se sont alignés sur un camp contre l’autre – et ce malgré les plaintes répétitives des députés du Akkar au commandant en chef de l’armée concernant leurs violations et leur partialité, mais sans résultats », note le communiqué. Les députés ont également appelé à « l’ouverture d’une enquête immédiate menée par un juge ». « Toute enquête menée par des éléments de l’armée et des officiers sera rejetée. Nous ne leur ferons pas confiance et cela portera atteinte au principe de la neutralité. Celui qui est accusé du crime ne peut pas mener une enquête », ajoute le bloc du Akkar, qui a décidé de réclamer « la formation d’une commission d’enquête parlementaire qui puisse investiguer et suivre l’enquête judiciaire afin que ceux qui sont impliqués dans ce crime soient punis, quel que soit leur rang ». Le bloc a enfin appelé les habitants du Akkar à « préserver le calme en attendant les résultats de l’enquête pour barrer la route à ceux qui tentent de plonger le Akkar dans le chaos de la discorde sectaire, dans le prolongement des menaces du régime syrien et de Bachar Jaafari à l’ONU ».
À Tripoli également, le député Mohammad Kabbara a tenu une réunion chez lui, en présence de plusieurs personnalités, dont le ministre Ahmad Karamé, un représentant du ministre Safadi et les députés Ahmad Fatfat, Kassem Abdel Aziz et Samir el-Jisr. Le communiqué final de la rencontre a appelé le Conseil des ministres à déférer le dossier de l’enquête à la Cour de justice.
Une réunion sécuritaire urgente à caractère sécuritaire s’est également déroulée au Sérail sous la présidence de M. Mikati pour étudier la situation dans le Akkar (voir encadré).
Chaar temporise
Directement concernés par l’assassinat des deux cheikhs, les muftis de la région ont également multiplié les réunions pour apaiser les esprits et tenter d’enrayer la machine infernale de la discorde sectaire. Le mufti de Tripoli, Malek Chaar, a présidé une réunion chez lui à Tripoli en présence notamment des ministres Mohammad Safadi et Ahmad Karamé, d’un représentant du Premier ministre, des députés Ahmad Fatfat, Mohammad Kabbara, Kassem Abdel Aziz, Robert Fadel, Samer Saadé, Kazem Kheir et Badr Wannous, et d’un représentant de la Jamaa islamiya. Le communiqué final de la réunion, rendu public par le mufti Chaar, a mis l’accent sur le fait que la responsabilité du meurtre incombe « à certains éléments de l’armée » et a souligné le fait que « cet acte criminel n’ébranle en rien notre confiance dans l’armée et dans l’institution militaire ». Les participants ont également proclamé leur attachement au projet de l’État et ont réitéré leur pari sur l’armée et les FSI dans leur souci de préservation de la sécurité sur l’ensemble du territoire. Qualifiant les actes de « certains militaires » d’« irresponsables » et soulignant que « ces actes ne représentent pas la discipline de l’institution militaire sur laquelle nous misons toujours pour faire face au chaos sécuritaire », les participants ont appelé les responsables et le commandant en chef de l’armée à sanctionner les coupables. Le communiqué note par ailleurs que « nous avons appris que ceux qui ont tiré sur les deux victimes et les ont tuées ont été arrêtés et interrogés ». Appelant les habitants de Tripoli, du Akkar et du Nord au calme et à ne pas se laisser aller aux tentatives de sédition sur lesquelles misent ceux qui complotent contre le Liban, les participants ont également appelé à cesser de brûler des pneus et à la réouverture de toutes les routes bloquées. Ils ont enfin invité les autorités concernées à faire paraître rapidement un acte d’accusation dans l’affaire de Chadi Mawlaoui, à mettre fin au dossier des islamistes incarcérés et à répondre fermement aux derniers propos de l’ambassadeur de Syrie à l’ONU, Bachar Jaafari.
Grève générale aujourd’hui
Le mufti et les cheikhs du Akkar ont également tenu une réunion pour lancer un appel au calme et à prendre garde aux volontés de semer la discorde, en dépit de leur colère après l’assassinat du cheikh Abdelwahed « par ceux qui sont censés préserver la sûreté des citoyens ». Les cheikhs ont estimé qu’il s’agit là d’un « précédent grave », dénonçant la présence « d’officiers et de soldats hypothéqués au sein de l’institution militaire, qui souhaitent créer une fracture profonde entre l’institution et les citoyens dans ce pays, notamment dans cette région ». Ils ont également lancé un appel à une grève générale aujourd’hui sur l’ensemble du territoire libanais, tandis que Dar el-Fatwa dans le Akkar a annoncé qu’elle observera un deuil de trois jours pour les deux dignitaires religieux.
Quant au mufti du Akkar, cheikh Oussama Rifaï, il a estimé que « c’est le Premier ministre Nagib Mikati qui est visé par ce double assassinat (...) pour le placer dans l’embarras sur la scène libanaise ». « Nous attendons de vous des positions saines pour empêcher la discorde. Le Akkar ne mérite pas de vivre de tels incidents sous votre mandat, celui du président Sleiman et du général Kahwagi », a-t-il ajouté.
Les ulémas de Denniyé ont également condamné le double assassinat, lançant des appels au calme, tandis qu’à Beyrouth, Dar el-Fatwa a appelé aujourd’hui à une réunion urgente.
Plusieurs voix se sont par ailleurs associées à l’appel à la grève générale des cheikhs du Akkar, notamment les associations islamiques de Beyrouth, la direction des waqfs du Akkar, les conseils municipaux de la région et le courant du Futur, qui a accusé en soirée « des parties et des symboles réputés proches et vendus au régime syrien d’être à l’origine des troubles sécuritaires et des routes bloquées dans la capitale ». Le courant du Futur a appelé les habitants de Beyrouth à ne pas se laisser entraîner dans les tentatives de semer les zizanies intercommunautaires et a invité les forces de l’ordre à rétablir le calme « d’une main de fer ».
Mais, coup de théâtre, la violence n’est pas venue, comme on l’avait craint samedi, d’un choc entre les deux rassemblements... Car c’est en effet au poste de contrôle de l’armée de Kweikhat, à Halba, que deux dignitaires religieux sunnites antirégime syrien et prorévolution, cheikh Ahmad Mohammad Abdelwahed – membre « très apprécié » du conseil municipal du village de Bireh et qui devait prendre aujourd’hui la tête de la Fédération des municipalités de Dreib, dans le Akkar – et cheikh Mohammad Hussein Merheb, ont été abattus alors qu’ils se rendaient à la manifestation organisée notamment par les députés Khaled Daher et Mouïn Meraabi (14 Mars).
Une pluie de balles
Selon une première version de l’incident rapportée par certains médias locaux, cheikh Abdelwahed et son garde du corps auraient refusé de s’arrêter au poste de contrôle de l’armée. Mais cette version a été contestée par le député Khaled Daher, qui a souligné que les soldats « n’ont pas effectué un tir de semonce, comme c’est le cas dans ce genre de situation, mais ont ouvert le feu directement sur le dignitaire religieux, le visant droit à la nuque ».
Le témoignage de l’un des accompagnateurs du cheikh Abdelwahed aux médias locaux est tout à fait différent. Selon lui, les soldats qui se trouvaient au barrage de l’armée ont reconnu la voiture du cheikh Abdelwahed et lui ont fait signe de passer. C’est alors qu’un capitaine de l’unité héliportée serait personnellement intervenu en des termes dérogeant aux règles de la bienséance pour inciter la voiture du cheikh à s’arrêter au barrage. Ce dernier aurait alors donné l’ordre à son chauffeur de s’arrêter. Le capitaine – originaire de Saksakiyeh (Liban-Sud) et dont le nom serait Ali el-Ahmad, selon des sources concordantes – aurait aussitôt sommé, toujours en des termes injurieux, le cheikh de descendre de sa voiture. Ce dernier aurait encore obtempéré, pour se voir encore une fois maltraité par le militaire, selon ce témoignage. Il aurait aussitôt décidé de rebrousser chemin et de ne plus prendre part au sit-in, affirmant à l’officier qu’il se sentait « humilié ». Joignant le geste à la parole, cheikh Abdelwahed se serait retourné et aurait fait le geste de remonter en voiture. C’est alors, toujours selon cet accompagnateur, qu’une pluie de balles s’est abattue sur le véhicule, tuant les deux hommes.
Des sources bien informées notent que c’est la même unité héliportée, commandée par l’officier Georges Nader, qui était déployée le 23 janvier 2007 – le jour où les partis chrétiens du 8 Mars, le Courant patriotique libre et les Marada avaient dressé des barrages et brûlé des pneus sur l’ensemble des points névralgiques de l’autoroute entre Chekka et Nahr el-Mott pour provoquer la chute du cabinet Siniora – à Jbeil, lorsque la voiture de l’ancien député Farès Souhaid avait essuyé des coups de feu à bout portant de la part de militaires. Un de ses gardes du corps avait été blessé. De même, et toujours selon des sources bien informées, la même unité avait été impliquée dans les événements qui avaient conduit à la mort d’un homme de la famille Masri, proche du Premier ministre Nagib Mikati. Ce dernier avait été abattu de loin à Tripoli l’an dernier. Enfin, toujours selon ces sources, cheikh Abdelwahed avait eu des problèmes avec la même unité dans la foulée des événements du 7 mai 2008.
Affrontements à Beyrouth en soirée
Dès que la nouvelle de la mort des deux cheikhs est tombée, un climat de tension extrême s’est aussitôt répandu comme une traînée de poudre, d’abord dans la région, puis sur l’ensemble du pays. Plusieurs routes ont été bloquées par des manifestants en colère qui ont brûlé des pneus dans toute la région, tout au long de l’après-midi : à Bireh, village natal du cheikh Abdelwahed, à Halba et dans l’ensemble du Akkar, à Wadi Khaled, sur l’autoroute nord qui mène en Syrie, à Beddaoui, Kobbeh, puis à Denniyeh, Sir Denniyeh et à Tripoli, où la place Nour a de nouveau été investie par des manifestants. C’est donc presque en autarcie que les régions sunnites du Nord ont vécu la journée d’hier, vite rejointes, en soirée, par les voies de passage dans la Békaa-Ouest (Chtaura-Saadnayel, Chtaura-Jdita, al-Marj-Jeb Jennine, Deir Zeinoun-Faour, Kebb Élias-Bohsas,), Saïda, Naameh, Haret Naameh et les différents quartiers de Beyrouth (Khaldé, Verdun, Tarik Jdideh, Mazraa, le périmètre de la Cité sportive et de l’Université arabe, Kaskas...). L’armée devait ouvrir plusieurs de ses points de passage à plusieurs reprises en soirée... avant de voir les routes réinvesties par des manifestants en colère munis de pneus enflammés. À Beyrouth, en soirée, des combats de rue à l’arme automatique dans le périmètre de la Cité sportive et de l’Université arabe entre le Parti arabe, une officine prosyrienne menée par cheikh Khaled Berjaoui, et des habitants locaux ont fait plusieurs blessés. Signalons également que l’armée a découvert dans l’après-midi des explosifs sur la route de Majdel Anjar et a quadrillé la région dans l’attente de l’arrivée d’un expert militaire en explosifs.
Daher et Meraabi tancent l’armée
Sur place, à Halba, peu après l’assassinat des deux cheikhs, le plus prompt à réagir a été le député Khaled Daher, qui a aussitôt annulé le sit-in prévu par le 14 Mars. Entouré de notabilités locales, M. Daher a laissé éclater sa colère, estimant qu’il s’agissait d’un « assassinat planifié et délibéré ». « Nous nous attendions à essuyer des tirs du PSNS, mais pas de l’armée », a-t-il indiqué, appelant à l’ouverture rapide d’une enquête et à des sanctions contre les responsables. De fait, le député avait affirmé samedi dans un entretien à la LBCI qu’« il était confiant qu’il n’y aurait pas d’incidents en raison des mesures de sécurité prises par les forces de l’ordre ».
« Nous n’accepterons pas d’être pris pour cible de cette manière et nous nous attendions à ce qu’ils facilitent l’accès au sit-in, pas à ce qu’ils mettent des obstacles et nous tirent dessus. Il semble qu’ils soient remontés contre nous. (...) Pourquoi ont-ils pris pour cible la voiture du cheikh et de son compagnon et non pas celle qui l’accompagnait ? » a noté Khaled Daher à Halba. Le député a également accusé le gouvernement d’être « à la solde du régime syrien », déplorant le fait qu’un cabinet groupant cinq ministres de Tripoli soit incapable de préserver la sécurité dans la région. « À bas les agents du régime syrien et de l’Iran », a-t-il lancé.
De son côté, le député Mouïn Meraabi a appelé les habitants de la région au calme et au déblocage de toutes les routes. Cependant, les deux hommes ne parvenaient pas à cacher un mélange de tristesse et de colère, le député Daher allant même jusqu’à verser quelques larmes. Khaled Daher devait monter d’un cran dans son discours plus tard dans la journée, exprimant « l’amertume des habitants du Akkar vis-à-vis de l’armée et de son directoire parce que ces derniers mettent en pratique la politique du 8 Mars quand bien même le courant du Futur et le 14 Mars continuent de miser sur le rôle de l’armée ». « Les coupables doivent être sanctionnés. Il ne faut pas se laisser aveugler par des allégations creuses. Il s’agit d’un crime intentionnel. Les officiers qui ont tiré sont connus et le remède commence par leur remplacement par des officiers honorables », a-t-il noté. « Nous n’accepterons au Akkar que des officiers honorables qui sont attachés à la sécurité de leurs parents. Nous ne voulons pas d’officiers qui servent le projet du régime syrien et qui œuvrent contre l’intérêt du Liban », a ajouté M. Daher, estimant que « la confiance dans l’armée est aujourd’hui perdue ».
Selon certaines informations, les députés de la région ont appelé à « chasser les unités de l’armée de Halba » et demandé que leur mission soit « prise en charge par les Forces de sécurité intérieure ». Cette information a toutefois été démentie par les députés du Akkar et Khaled Daher a réclamé sur ce plan que « certains éléments » de l’armée en poste dans la région – en l’occurrence ladite unité héliportée – soient retirés.
En soirée, Mouïn Meraabi est monté à son tour d’un cran, réclamant la démission du commandant en chef de l’armée et exprimant son rejet de revoir l’unité héliportée postée dans le Akkar. « Kahwagi doit choisir entre être commandant en chef de l’armée ou d’un gang d’assassins qui tuent les gens. S’il respecte l’institution, il doit démissionner, ou bien le président Sleiman et le Premier ministre doivent le démettre », a-t-il indiqué à la Future News.
Plus discrets, les députés Nidal Tohmé, Hadi Hobeiche et Khaled Zahraman ont également condamné l’assassinat du cheikh Abdelwahed, appelant les habitants au calme et à la réouverture des routes, et prônant l’apaisement avec l’institution militaire. Le député Kazem el-Khair (courant du Futur) en a également fait de même.
L’armée ouvre une enquête
L’armée libanaise a pour sa part annoncé l’ouverture d’une enquête, non sans avoir opéré un repli de la région. Dans un communiqué, la direction de l’orientation de l’armée a indiqué qu’un « incident malheureux près d’un barrage relevant de l’armée à Kweikhet dans le Akkar a conduit cheikh Ahmad Abdelwahed et son compagnon à être blessés par des tirs, suite auxquels ils ont succombé ». « La direction de l’armée exprime ses profonds regrets pour la mort des deux victimes et exprime sa solidarité et ses sentiments de condoléances les plus sincères à leurs proches. Elle indique également qu’elle a immédiatement formé une commission d’enquête regroupant de hauts officiers de la police militaire sous la direction des autorités judiciaires concernées », note le communiqué.
Puis, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, s’est rendu au poste de contrôle de Kweikhet pour inspecter la voiture et a commencé à interroger un par un les officiers présents sur place lors de l’incident.
Dans le même temps, les réunions de notables et de représentants de la région se sont succédé au même rythme durant toute l’après-midi et la soirée, de même que les condamnations (voir ci-dessous), tandis que la tension se propageait progressivement dans tout le pays.
Le bloc du Akkar
Une réunion urgente des députés du Akkar s’est ainsi tenue à Halba, en présence du mufti du Akkar, cheikh Oussama Rifaï. Dans un communiqué publié à l’issue de la réunion, les députés ont eux aussi qualifié « d’acte prémédité » l’assassinat des deux cheikhs, appelant « le président de la République, le Premier ministre et le commandement de l’armée à prendre toutes les mesures immédiates et fermes contre l’officier et les soldats qui ont commis ce crime odieux, y compris les arrêter et les déférer devant la justice concernée pour les sanctionner de la manière la plus dure ». « La responsabilité n’incombe pas seulement à ceux qui ont commis le crime odieux, mais à ceux qui ont donné les ordres et les directives, sans compter la responsabilité morale que nous faisons porter au gouvernement libanais, au Premier ministre et au commandant en chef de l’armée, notamment en ce qui concerne le comportement de certains officiers qui se sont alignés sur un camp contre l’autre – et ce malgré les plaintes répétitives des députés du Akkar au commandant en chef de l’armée concernant leurs violations et leur partialité, mais sans résultats », note le communiqué. Les députés ont également appelé à « l’ouverture d’une enquête immédiate menée par un juge ». « Toute enquête menée par des éléments de l’armée et des officiers sera rejetée. Nous ne leur ferons pas confiance et cela portera atteinte au principe de la neutralité. Celui qui est accusé du crime ne peut pas mener une enquête », ajoute le bloc du Akkar, qui a décidé de réclamer « la formation d’une commission d’enquête parlementaire qui puisse investiguer et suivre l’enquête judiciaire afin que ceux qui sont impliqués dans ce crime soient punis, quel que soit leur rang ». Le bloc a enfin appelé les habitants du Akkar à « préserver le calme en attendant les résultats de l’enquête pour barrer la route à ceux qui tentent de plonger le Akkar dans le chaos de la discorde sectaire, dans le prolongement des menaces du régime syrien et de Bachar Jaafari à l’ONU ».
À Tripoli également, le député Mohammad Kabbara a tenu une réunion chez lui, en présence de plusieurs personnalités, dont le ministre Ahmad Karamé, un représentant du ministre Safadi et les députés Ahmad Fatfat, Kassem Abdel Aziz et Samir el-Jisr. Le communiqué final de la rencontre a appelé le Conseil des ministres à déférer le dossier de l’enquête à la Cour de justice.
Une réunion sécuritaire urgente à caractère sécuritaire s’est également déroulée au Sérail sous la présidence de M. Mikati pour étudier la situation dans le Akkar (voir encadré).
Chaar temporise
Directement concernés par l’assassinat des deux cheikhs, les muftis de la région ont également multiplié les réunions pour apaiser les esprits et tenter d’enrayer la machine infernale de la discorde sectaire. Le mufti de Tripoli, Malek Chaar, a présidé une réunion chez lui à Tripoli en présence notamment des ministres Mohammad Safadi et Ahmad Karamé, d’un représentant du Premier ministre, des députés Ahmad Fatfat, Mohammad Kabbara, Kassem Abdel Aziz, Robert Fadel, Samer Saadé, Kazem Kheir et Badr Wannous, et d’un représentant de la Jamaa islamiya. Le communiqué final de la réunion, rendu public par le mufti Chaar, a mis l’accent sur le fait que la responsabilité du meurtre incombe « à certains éléments de l’armée » et a souligné le fait que « cet acte criminel n’ébranle en rien notre confiance dans l’armée et dans l’institution militaire ». Les participants ont également proclamé leur attachement au projet de l’État et ont réitéré leur pari sur l’armée et les FSI dans leur souci de préservation de la sécurité sur l’ensemble du territoire. Qualifiant les actes de « certains militaires » d’« irresponsables » et soulignant que « ces actes ne représentent pas la discipline de l’institution militaire sur laquelle nous misons toujours pour faire face au chaos sécuritaire », les participants ont appelé les responsables et le commandant en chef de l’armée à sanctionner les coupables. Le communiqué note par ailleurs que « nous avons appris que ceux qui ont tiré sur les deux victimes et les ont tuées ont été arrêtés et interrogés ». Appelant les habitants de Tripoli, du Akkar et du Nord au calme et à ne pas se laisser aller aux tentatives de sédition sur lesquelles misent ceux qui complotent contre le Liban, les participants ont également appelé à cesser de brûler des pneus et à la réouverture de toutes les routes bloquées. Ils ont enfin invité les autorités concernées à faire paraître rapidement un acte d’accusation dans l’affaire de Chadi Mawlaoui, à mettre fin au dossier des islamistes incarcérés et à répondre fermement aux derniers propos de l’ambassadeur de Syrie à l’ONU, Bachar Jaafari.
Grève générale aujourd’hui
Le mufti et les cheikhs du Akkar ont également tenu une réunion pour lancer un appel au calme et à prendre garde aux volontés de semer la discorde, en dépit de leur colère après l’assassinat du cheikh Abdelwahed « par ceux qui sont censés préserver la sûreté des citoyens ». Les cheikhs ont estimé qu’il s’agit là d’un « précédent grave », dénonçant la présence « d’officiers et de soldats hypothéqués au sein de l’institution militaire, qui souhaitent créer une fracture profonde entre l’institution et les citoyens dans ce pays, notamment dans cette région ». Ils ont également lancé un appel à une grève générale aujourd’hui sur l’ensemble du territoire libanais, tandis que Dar el-Fatwa dans le Akkar a annoncé qu’elle observera un deuil de trois jours pour les deux dignitaires religieux.
Quant au mufti du Akkar, cheikh Oussama Rifaï, il a estimé que « c’est le Premier ministre Nagib Mikati qui est visé par ce double assassinat (...) pour le placer dans l’embarras sur la scène libanaise ». « Nous attendons de vous des positions saines pour empêcher la discorde. Le Akkar ne mérite pas de vivre de tels incidents sous votre mandat, celui du président Sleiman et du général Kahwagi », a-t-il ajouté.
Les ulémas de Denniyé ont également condamné le double assassinat, lançant des appels au calme, tandis qu’à Beyrouth, Dar el-Fatwa a appelé aujourd’hui à une réunion urgente.
Plusieurs voix se sont par ailleurs associées à l’appel à la grève générale des cheikhs du Akkar, notamment les associations islamiques de Beyrouth, la direction des waqfs du Akkar, les conseils municipaux de la région et le courant du Futur, qui a accusé en soirée « des parties et des symboles réputés proches et vendus au régime syrien d’être à l’origine des troubles sécuritaires et des routes bloquées dans la capitale ». Le courant du Futur a appelé les habitants de Beyrouth à ne pas se laisser entraîner dans les tentatives de semer les zizanies intercommunautaires et a invité les forces de l’ordre à rétablir le calme « d’une main de fer ».
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