Scarlett Haddad
Un nouveau dossier est venu s'ajouter aux nombreux sujets polémiques qui occupent la scène libanaise. L'affaire dite de la torture à Roumieh a quand même une portée différente, d'abord parce qu'il s'agit d'une question qui touche à la dignité humaine et au respect des droits élémentaires, et ensuite parce qu'elle met en relief les dissensions et les dissonances au sein du courant du Futur.
Les médias qui évoluent dans l'orbite du 14 Mars se sont empressés d'ailleurs de minimiser le conflit entre les ministres de la Justice et de l'Intérieur Achraf Rifi et Nouhad Machnouk alors que M. Rifi est carrément passé à la contre-attaque en faisant assumer au Hezbollah la responsabilité de la divulgation des scènes de torture qui remontent à près de deux mois.
Les résultats préliminaires de l'enquête menée à l'interne et ordonnée par le ministre de l'Intérieur montrent toutefois que ces scènes ont été filmées par certains membres de la force qui a investi le bâtiment D de la prison de Roumieh lors de la dernière grosse opération du service de renseignements des FSI qui est en charge dans cette même prison des détenus islamistes.
Le Hezbollah a difficilement accès à ce service. Par contre, selon l'enquête, des responsables ont été informés de l'existence de ces films depuis quelque temps. Pourquoi n'y a-t-il pas eu de réaction immédiate ni d'enquête, on ne le sait pas encore. Par contre, les manifestations de colère et de protestation qui ont éclaté prétendument de manière « spontanée » dans plusieurs régions du pays, au Nord, à Saïda, Beyrouth notamment, étaient visiblement programmées. Elles ont eu lieu pratiquement au même moment, et les drapeaux du groupe État islamique (EI) et du Front al-Nosra ont été immédiatement brandis par les jeunes en colère, dans une tentative tout aussi « spontanée » de récupération politique et islamiste.
De plus, les slogans hostiles au ministre Nouhad Machnouk scandés par les manifestants étaient d'une rare violence et ressemblaient plus à une campagne programmée qu'à une expression d'une colère spontanée. Ceux qui veulent voir la main de M. Rifi derrière ces manifestations estiment que celui-ci pourrait avoir de sérieuses raisons d'en vouloir à M. Machnouk, qui, depuis qu'il occupe le portefeuille de l'Intérieur, a réussi à s'y imposer en tant que véritable autorité, affaiblissant l'emprise d'Achraf Rifi sur les FSI qu'il a dirigées pendant une longue période.
De plus, entre les deux hommes, il ne s'agit pas seulement d'une différence de style et d'approche, ainsi que d'une rivalité politique, il s'agit aussi de deux visions différentes. Alors que M. Rifi mise sur l'hostilité déclarée au Hezbollah, Nouhad Machnouk prône au contraire le dialogue. M. Rifi n'a d'ailleurs pas caché sa désapprobation du dialogue mené par le courant du Futur avec le Hezbollah, estimant qu'il ne sert à rien et profite à la formation chiite. Or au cours des treize séances qui ont déjà eu lieu, les deux parties ont réussi à maintenir le contact et discuter dans le calme de tous les dossiers épineux, y compris de la situation à Ersal.
Plus même, selon les sources au sein du groupe de participants, le dossier du jurd de Ersal et de la localité elle-même ont été abordés à plusieurs reprises, et les représentants du courant du Futur auraient clairement déclaré que le gouvernement compte donner carte blanche à l'armée libanaise dans la localité, d'une part, parce qu'elle ne peut pas rester un îlot isolé, alors que le Hezbollah poursuit son avancée dans le jurd, et, d'autre part, parce que les habitants se plaignent de plus en plus de l'emprise des jihadistes sur leur bourgade. Mais au sein du courant du Futur, certaines personnalités ne sont pas d'accord avec une telle carte blanche « pour ne pas faire un cadeau gratuit au Hezbollah, et, au contraire, pour maintenir la pression sur lui ».
Est-ce une raison suffisante pour lancer l'affaire de la torture à Roumieh à la face du ministre de l'Intérieur qui représente « une aile modérée » au sein du courant du Futur ?
Des sources proches du 8 Mars font une autre lecture de l'ouverture soudaine de ce dossier. Celle-ci irait au-delà de la rivalité supposée entre le ministre de la Justice et celui de l'Intérieur, pour s'inscrire dans un projet plus grand, lié aux développements en préparation sur la scène syrienne. Il ne s'agit pas d'une volonté du Hezbollah de détourner l'attention des Libanais des revers du régime syrien, comme cela a été dit, mais plutôt de mobiliser la scène sunnite en vue d'une offensive de l'opposition extrémiste, notamment de l'EI, en direction de Homs. Des informations précises circulent ainsi sur la préparation d'une vaste offensive du groupe jihadiste dans la province centrale de Homs, vers Tall Kalakh. Dans ce contexte, l'EI a besoin de la mobilisation de la population du côté libanais, dans le Nord en particulier, pour prendre les forces du régime et leurs alliés dans une sorte de tenailles. D'où d'ailleurs les informations qui circulent sur l'existence de cellules dormantes extrémistes qui seraient bientôt réactivées.
L'affaire de la torture des prisonniers islamistes à Roumieh arrive donc à point nommé pour provoquer une grande colère au sein de la rue sunnite. Cette lecture expliquerait aussi la synchronisation des manifestations de colère et les drapeaux brandis par les manifestants, et elle estimerait qu'il s'agit une fois de plus d'entraîner le Liban, et en particulier le Nord, dans le conflit syrien. La réaction rapide du chef du courant du Futur Saad Hariri et des ministres concernés, Achraf Rifi et Nouhad Machnouk, pour traiter le dossier et calmer la rue viserait justement à ne pas laisser les parties extrémistes de l'opposition syrienne manipuler la rue sunnite. Cette affaire montre toutefois que la situation reste fragile.
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