Il serait évidemment présomptueux, huit ans après sa création par la résolution 1557 du Conseil de sécurité des Nations unies, de tirer un premier bilan précis du travail judiciaire du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) chargé de juger les accusés dans l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri. Présomptueux, tant le cheminement légal est tortueux et la tâche complexe. Il faudra évidemment attendre que le verdict soit prononcé et que justice soit rendue pour porter, a posteriori, un regard global, froid, méthodique et analytique, sur l'œuvre dans son ensemble.
Mais d'ores et déjà, on est en droit de relever plusieurs points positifs à l'actif de ce TSL qui a dû, su et pu relever tellement de défis. Il a tout d'abord le mérite d'exister, malgré toutes les chausse-trappes et les fausses pistes semées par le 8 Mars et son mentor, le régime syrien, qui ont mené une campagne farouche pour empêcher sa création. Il est ensuite clair qu'il fonctionne, lentement il faut dire, mais sûrement, peut-on croire. Il a également – et ce n'est pas rien – engagé des poursuites contre des personnes physiques, membres actifs d'un Hezbollah qui se croyait intouchable, accusés d'avoir planifié et exécuté l'attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri et à ses compagnons, au terme de deux années de recherches approfondies et d'enquêtes très pointues. Le tribunal a surtout remis en selle, à travers le témoignage de personnalités prestigieuses et respectées, la piste syrienne, à un très haut niveau, évoquée au début des investigations et prématurément mise de côté après la découverte de la cellule hezbollahie, trahie, selon les enquêteurs, par les technologies utilisées lors de l'assassinat.
Pour évoquer ce dossier à cette étape du procès, « L'Orient-Le Jour » a invité trois juristes de renom, de différentes sensibilités, à donner chacun son propre son de cloche dans leurs tribunes respectives publiées ci-dessous. Il s'agit de deux anciens ministres, Ibrahim Najjar, du 14 Mars, et Salim Jreissati, du 8 Mars, ainsi que du célèbre avocat François Roux, chef du bureau de la défense du tribunal de La Haye. Le premier ne tarit pas de louanges sur la qualité de la juridiction, de sa procédure et de son cheminement porteur d'espoir dans l'établissement de la vérité. Le second met grandement en doute la légalité du TSL et ses travaux. Quant au troisième, il célèbre la reconnaissance du droit des accusés formalisée par la constitution d'un bureau de la défense au sein même de l'institution internationale.
Reste bien entendu le Libanais lambda qui espère, à travers cette juridiction internationale exceptionnelle, avoir droit à la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sur cet assassinat et, éventuellement, sur la série d'attentats qui a mortellement et lâchement cueilli aux coins des rues la fine fleur de la classe politique et intellectuelle libanaise.
Et peut-être en finir ainsi avec une mentalité rétrograde et obscurantiste : supprimer physiquement l'opinion libre de l'autre.
Abdo Chakhtoura
Par Ibrahim Najjar, ancien ministre
Le TSL a été créé par un accord entre le gouvernement libanais et les Nations unies le 23 janvier 2007, après une résolution du Conseil de sécurité. Cet accord fut approuvé le 30 mai 2007 par la résolution 1557 du même Conseil. La loi applicable aux crimes terroristes incriminés est la loi libanaise, à l'exception de la peine de mort, plutôt que le droit pénal international. Seuls les crimes commis entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre 2005 entrent dans le domaine actuel de sa compétence, en attendant un accord complémentaire, actuellement peu probable. Le Parlement n'a pu ratifier cet accord, faute de sa convocation par son président. Le tribunal a commencé ses activités en mars 2009. Son premier acte juridictionnel fut d'ordonner la mise en liberté des quatre généraux mis sous les verrous sans décision judiciaire motivée. Actuellement cinq accusés sont jugés. D'autres pourraient l'être, si le procureur le décidait, même tardivement.
Le parcours, la procédure en cours, les espoirs entretenus ont posé des problèmes ; mais ce tribunal demeure une autorité judiciaire privilégiée, dans le contexte libanais et régional.
La comparaison des procès Samaha Mamlouk et Hariri est saisissante à cet égard. Les crimes terroristes nécessitent des procès publics et crédibles, dès lors qu'ils mettent en cause des criminels et des États étrangers et une chaîne de commandement gravissime, puisqu'elle remonte, dans les deux cas, à la tête de l'État syrien.
Dans le procès Hariri, on n'a pas séparé les procédures au prétexte qu'on n'a pas pu signifier les accusés ! Si on n'avait pas procédé in absentia, procédure inconnue au Liban, aucun procès Hariri n'aurait été possible. En revanche, dans le procès Samaha Mamlouk, on a séparé deux poursuites aussi liées et indivisibles que celles contre les deux accusés, dont l'un dit avoir agi de concert et sous la directive de l'autre. On a « exécuté » en une seule journée un procès spectaculaire où plus de cinquante heures de bandes magnétiques, que le ministre Rifi dit avoir remises, aurait dû être examinées. On peut même se demander si les aveux recueillis et certifiés étaient destinés à éviter que le procès cesse d'examiner les complicités et les coauteurs ? En évitant d'écouter les témoins du transport des pièces incriminées !
Quel que soit le reproche de lenteur adressé, un moment, au TSL, les pièces à conviction et les déclarations sont transparentes, les interventions des membres du tribunal, du procureur et de la défense sont libres de toute pression externe. Le bureau de la défense, composé de praticiens de diverses cultures juridiques, bénéficie d'un budget considérable, peut appeler des témoins et faire procéder à des enquêtes. Après avoir détaillé les modalités d'exécution du crime, le procureur cherche à démontrer, au travers des différents témoignages à visage découvert, mais aussi bientôt par des témoins « sous protection », les mobiles et le contexte d'une décision démentielle.
Le parcours de la formation et du fonctionnement du TSL a été certes jalonné d'embûches ; il fut institué dans la douleur et l'arrachement à la tutelle syrienne. Moments tragiques, où les tensions internes et régionales ont joué un rôle rarement connu dans l'histoire du Liban. Les enquêtes menées restent célèbres, par la puissance et la modernité des techniques utilisées pour débusquer les criminels assurés d'une opacité parfois fatale ; elles ne furent ni rapides ni aisées. Sans compter les protestations, conférences de presse et plaidoiries politiques véhémentes et enflammées des alliés de la Syrie. Sans oublier non plus les témoins dont les noms furent publiés pour tenter de les dissuader de collaborer avec le TSL. Nous avons aussi en mémoire des mois de faux problèmes et de bien opportunistes controverses sur les « faux témoins ». La vie publique en fut empoisonnée, et une fracture nationale indélébile divisa le pays. Il fallait à tout prix faire peur à ceux qui avaient accepté de souscrire à une recherche de la vérité. La chute du gouvernement Hariri, en janvier 2011, à partir du domicile du général Aoun, à un instant où l'on croyait que l'acte d'accusation, maintenu secret, de Daniel Bellemare, allait révéler explicitement des complicités régionales, syriennes et iraniennes et l'action de membres protégés du Hezbollah, fut spectaculaire. Il faudrait un jour révéler le pourquoi et le comment de ces évènements. Plus d'un acteur de la vie publique libanaise, à commencer par ses principaux dignitaires, furent responsables, parfois de bonne foi, par inconscience ou par peur, de cette déliquescence.
Malgré tout, l'espoir est immense encore d'une justice indépendante, sans humeur, ni inféodation, ni peur, ni reproche, pour une fois depuis l'indépendance. Une justice pour dire avec force pourquoi cette horreur fut commise, comment un acte terroriste peut mettre en péril la sécurité dans la région entière. Nous avons conclu pour cela des protocoles d'accord, sur délégation formelle du Conseil des ministres, dans la plus stricte observance des normes de la dignité nationale. Quoi qu'on dise, il faut s'en tenir à la légalité internationale. La résolution contraignante créant le TSL émane du Conseil de sécurité des Nations unies sous le chapitre 7, la plus haute source du droit international, elle doit être respectée. Le règlement du TSL fut ajusté, non sans quelques surprises pour les juristes peu habitués au système juridictionnel à forte connotation anglo-saxonne. Pour la première fois, on abandonna la règle selon laquelle « nul ne plaide par procuration hormis le roi », afin de permettre au procès d'avancer in absentia, sans la présence ni la signification des accusés ! D'autres ajustements furent introduits, chemin faisant, en dépit de la nécessaire prévisibilité des lois. Le résultat en fut un monument d'un droit international pénal nouveau, bénéficiant de l'expérience des autres tribunaux internationaux.
Cette tâche fut menée comme une mission, avec la conscience aiguë des impératifs de l'immense patrimoine juridique libanais. Á la mesure, à la démesure de l'atrocité des crimes et violences commises. Il fallait tenir les engagements internationaux du Liban ; ils faisaient l'objet d'une belle unanimité même en Conseil des ministres, lequel versait la part financière de l'État sans hésiter. Avant que les approbateurs d'hier se transforment en inquisiteurs, rapidement dépassés par l'irrépressible recherche d'une justice de qualité.
Aujourd'hui, après de multiples attentes, le procès se déroule comme prévu. Sauf la présence de défenseurs sans leurs clients. Les ont-ils seulement rencontrés ? Sont-ils encore en vie ? Où ? La contradiction et la transparence sont pourtant évidentes. Rien n'est caché à la défense ; celle-ci joue le jeu, après bien des efforts de persuasion par son chef. Bref, par-dessus tout, le déroulement de ce papier à musique judiciaire ne tient pas compte du bruit des flammes et des barils de la mort. Comme si la gravité du TSL apparaît désormais dérisoire par comparaison à l'effritement des États totalitaires d'hier, cédant la place aux démons d'un obscurantisme conquérant.
Il ne faut plus se demander quel avenir pour cette recherche ardente de la « vérité ». Le Liban a eu le courage de compter sur une justice internationale et les Nations unies. Un président m'avait rapporté un jour un avertissement d'une personnalité du Saint-Siège : « Les tribunaux internationaux ne sont que source de problèmes pour les pays concernés », affirmait-il. Mais rien qu'à observer cet exorcisme et le banc des témoins, quelquefois illustres, qui se succèdent, on ne peut s'empêcher de croire, enfin, aussi, à la justice des hommes, lorsqu'ils se rapprochent de Dieu.
8 ans après... Un constat amer
Par Salim Jreissati, ancien ministre
Le 30 mai 2007, soit il y a huit ans presque jour pour jour, le Conseil de sécurité adopta la résolution 1757, et décida, agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, que les dispositions de l'accord entre l'Organisation des Nations unies et la République libanaise sur la création d'un Tribunal spécial pour le Liban (non ratifié par le Liban), et la pièce qui y est jointe, à savoir le statut du tribunal, entreraient en vigueur le 10 juin 2007. Huit ans, dix depuis le début de la mission d'investigation internationale, c'est peu dans la vie d'un peuple, d'une nation, mais c'est beaucoup dans l'entretien et l'instrumentalisation d'un conflit politico-judiciaire dont les retombées sur la cohésion nationale sont plus que préjudiciables.
I-La malédiction de l'illégalité :
Dans le cadre d'une question préjudicielle relative à une exception d'illégalité invoquée in limine litis auprès du TSL, j'ai largement explicité les aspects de l'illégalité de ce tribunal, tel qu'il a été créé et imposé au Liban, pays souverain, État non décomposé ou déconfit au regard du droit international. Plus encore, cette recherche éperdue d'une justice transcendante au nom de l'humanité toute entière ne peut mener qu'à une justice fragmentée, sélective, discrétionnaire et vulnérable aux ingérences politiques, dans le cas où l'humanité toute entière n'aurait pas été concernée par un crime qui n'a pas été perpétré contre elle au sens du droit international pénal. C'est une vérité que d'affirmer que le TSL est la toute première juridiction internationale (ou à caractère international, pour atténuer l'impact négatif de l'appellation) qui a été instituée par le Conseil de sécurité pour connaître les coupables d'un crime ou de crimes connexes qui ne figurent nullement parmi les infractions les plus graves qui puissent heurter la conscience de l'humanité tout entière, telles que le génocide, la purification ethnique, l'exode forcé de populations... ainsi que les crimes de guerre, à un moment où « le droit pénal international, qu'il s'agisse de la procédure ou du fond, n'en est encore qu'au premier stade de son développement », selon les propres termes d'un jugement émanant du
Tribunal pénal international de l'ex-Yougoslavie. Mieux encore, une justice pénale internationale ne doit-elle pas veiller au maintien ou au rétablissement de la paix, qui se trouvent être « des fins premières » des Nations unies ? La chambre d'appel du TPIY, dans un arrêt du 2 octobre 1995 (crimes contre l'humanité commis par le responsable serbe Dusko Tadic), a reconnu que « le Conseil de sécurité est un organe d'une organisation internationale, établi par un traité qui sert de cadre constitutionnel à ladite organisation. Le Conseil de sécurité est, par conséquent, assujetti à certaines limites constitutionnelles, aussi larges que puissent être ses pouvoirs tels que définis par la Constitution. Ces pouvoirs ne peuvent pas, en tout état de cause, excéder les limites de la compétence de l'Organisation dans son ensemble ». La chambre d'appel mentionne l'article 24 de la Charte qui impose au Conseil de sécurité l'accomplissement de ses devoirs définis par la Charte « conformément aux buts et principes des Nations unies » et l'exercice des « pouvoirs spécifiques » qui lui sont accordés « pour lui permettre d'accomplir lesdits devoirs », et ce pour affirmer que la Charte prévoit des pouvoirs limités et non absolus. La chambre d'appel considère que le recours au chapitre VII suppose une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression. Selon elle, s'il est plus facile de donner une définition juridique de l'acte d'agression, la menace contre la paix est davantage un concept politique. Mais la chambre d'appel ajoute que « la décision selon laquelle il existe une telle menace n'est pas totalement discrétionnaire puisqu'elle doit rester, pour le moins, dans les limites des buts et principes de la Charte ». Où se situe l'assassinat de Rafic Hariri, et ses compagnons, tous martyrs du Liban, par rapport à ces éléments de rattachement ? C'est là où réside toute la problématique du TSL.
De plus, cette obsession qu'aucun criminel ne doit échapper à la justice m'inquiète d'avantage, lorsqu'elle sert de fondement à un tribunal pénal international. Faut-il croire à cette impunité universelle sans exception aucune ? Quid des dérives, de la sélectivité, des immunités et de l'impuissance à faire régner la justice dans le monde ? Seule une justice fortement institutionnalisée et dédiée à la défense de l'humanité tout entière qui ne saurait s'exprimer qu'à travers elle pour dénoncer les crimes les plus odieux dont elle est la victime serait une justice pénale internationale fiable et crédible, une justice des hommes de paix et non des vengeurs, ouvrant la voie ainsi à une justice transitionnelle fortement souhaitable.
II- Les vicissitudes du fonctionnement :
La procédure pénale devant le TSL prend en considération deux modèles procéduraux appartenant à deux systèmes juridiques différents, à savoir le système romano-germanique et la common law. De ces deux systèmes de droit, le doit libanais faisant partie du premier, découlent deux procédures pénales différentes, la procédure inquisitoire, qui est celle du droit romano-germanique et la procédure accusatoire, qui est celle de la common law. C'est tout dire sur la procédure suivie par le TSL, qui associe les deux modèles procéduraux, ce qui mène inévitablement à des problèmes à deux niveaux : la cohérence interne et la gestion de la procédure, pour emprunter littéralement les mots de feu le président Cassese, qui a senti le besoin de rédiger un mémoire explicatif du règlement de procédure et de preuve, qui régit le fonctionnement du TSL. Voilà pourquoi il est légitime de se demander – et l'expérience le prouve – si le TSL va se retrouver dans les méandres d'une intégration ou d'une combinaison de deux systèmes aussi divergents. Dans son mémoire explicatif, Antonio Cassese a expressément reconnu que le TSL penche plus pour le système accusatoire, alors que « les spécificités et la vocation de la justice pénale internationale appellent une approche plus inquisitoire (ou moins accusatoire) : en effet, l'engagement de poursuite et la sanction de crimes internationaux ne mettent pas simplement en jeu deux parties adverses ; il procède de la notion de justice au service de l'intérêt public et engage la communauté internationale tout entière... le modèle inquisitoire présente l'avantage distinct d'être plus rapide pendant la phase du procès. Il est indéniable que la nécessité d'avoir des procédures pénales internationales moins longues, moins lourdes et moins coûteuses se fait de plus en plus sentir. Enfin, le droit à un procès rapide fait partie intégrante des droits de l'homme fondamentaux ». Ces mots profondément éloquents me suffisent pour dire mon désarroi du déroulement de la procédure devant le TSL, dont le contribuable libanais supporte, pour moitié, le lourd fardeau, un autre aspect exorbitant de cette justice internationale ! Je termine avec un constat amer : toute justice a pour objectif l'apaisement. Instrumentalisée par des politiques, elle ne saurait être une justice apaisante ; lente, complexe et coûteuse, elle ne saurait atteindre cet objectif dans les meilleurs délais, la paix ne pouvant être éternellement au rendez-vous ; déviée de son objet au titre de l'outrage aux juges, elle se morfond dans ses propres filets.
Le TSL est, de toute évidence, confronté à ses maux et démons.
Du projet à la réalité, quelles avancées ? Quel héritage ?
Par François ROUX, Avocat honoraire et Chef du bureau de la défense
Le crime nous fait horreur et notre compassion de citoyens va d'abord et immédiatement aux victimes de ces crimes et à leur besoin de justice.
Mais, disait le procureur Golstone, premier procureur des tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda : « Il ne peut pas y avoir de justice pénale internationale sans une défense forte. »
Ainsi, dès lors qu'une personne est accusée, traduite devant un tribunal, il faut qu'un avocat mette sa robe, se lève, et défende. Telle est la noblesse de la profession d'avocat.
Jacques Vergés disait : « Je ne défends pas le terrorisme, je défends un homme accusé de terrorisme. » Un homme donc.
Le président de la Croix-Rouge internationale rappelle que la philosophie de la Croix-Rouge est que quand un ennemi est blessé, ce n'est plus un ennemi, c'est un homme à soigner. Il en est de même pour l'avocat. Un homme arrêté, enchaîné, emprisonné, n'est plus un ennemi, c'est un homme à défendre. C'est l'honneur de la robe que portent les avocats. C'est l'honneur du métier d'avocat.
Ces principes pourtant élémentaires ont eu beaucoup de mal à être admis devant les tribunaux pénaux internationaux qui jugent les crimes les plus graves et dont pendant trop longtemps le fondement a été la lutte contre l'impunité. On se souciait peu alors de la défense des accusés.
Or s'il est logique que les États créent des tribunaux internationaux pour mettre un terme à l'impunité, une fois que ceux-ci sont mis en place leur rôle n'est pas de partir en croisade contre l'impunité, leur mission est de rendre la justice. Seul le procureur est alors en charge de lutter contre l'impunité.
Le rôle des juges est d'entendre le procureur, puis la défense et de dire, après des débats contradictoires où chacun aura pu faire valoir ses arguments, si le procureur a rapporté la preuve de la culpabilité de l'accusé.
L'article 353 du code de procédure pénale française donne une bonne définition du travail des juges et des jurés devant la cour d'assises :
« Avant que la cour d'assises se retire, le président donne lecture de l'instruction suivante, qui est, en outre, affichée en gros caractères, dans le lieu le plus apparent de la chambre des délibérations :
"Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : Avez-vous une intime conviction ?" »
Ainsi il appartient à chacun de tenir son propre rôle : le procureur d'accuser, l'avocat de défendre et les juges de juger, après avoir en outre entendu les victimes.
Aussi incroyable que cela paraisse il a fallu attendre la création du Tribunal spécial pour le Liban et la création d'un bureau de la défense comme organe indépendant pour que ces principes de base se traduisent dans les règles, comme l'avait voulu le secrétaire général des Nations unies dans son rapport au Conseil de sécurité du 15 novembre 2006.
Il y est dit ceci concernant ce nouveau venu dans un tribunal international qu'est le bureau de la défense :
« 30. La pratique des tribunaux créés par les Nations unies a mis en évidence l'importance de pouvoir compter sur un bureau de la défense chargé de protéger les droits des suspects et des accusés pour garantir l'égalité des moyens, dans la mesure où le bureau du procureur est un organe du tribunal et qu'il est financé intégralement par le budget de celui-ci. Le statut du tribunal spécial crée donc un bureau de la défense. Bien que le chef de ce bureau soit nommé par le secrétaire général, le bureau exerce ses fonctions en toute indépendance. Le bureau de la défense du tribunal spécial est chargé de protéger les droits de la défense, dresser une liste de conseils de la défense et apporter un soutien et une assistance aux conseils de la défense et aux justiciables ayant droit à l'aide juridictionnelle. »
Le Tribunal spécial pour la Liban a ainsi apporté une contribution majeure à la justice pénale internationale comme j'ai eu l'occasion de le dire au secrétaire général lors de la visite que je lui ai rendue à New York en mai 2014.
Depuis la mise en place de ce bureau, tous ses membres sont dédiés à faire en sorte que les équipes de défense que nous avons nommées disposent des moyens juridiques, financiers et logistiques suffisants pour effectuer leur travail de défense selon les plus hauts standards, dans une procédure où, rappelons-le, il n'y a pas de juge d'instruction et où la défense doit faire elle-même ses propres enquêtes à décharge.
Par les contacts que le chef du bureau de la défense entretient au Liban avec l'ensemble des institutions et responsables gouvernementaux, politiques, sécuritaires, ordinaux, universitaires, mais aussi par l'excellent travail que réalisent chaque jour en audience les avocats de la défense, la défense est ainsi reconnue dans sa fonction essentielle au procès pénal.
Il faut qu'à la fin d'un procès, quelle que soit la décision rendue, condamnation ou acquittement, chacun puisse dire « la justice est passée ». Mais cela ne se peut qu'à la suite d'une procédure contradictoire, équilibrée, respectueuse des droits de chacun.
Y compris les droits des victimes, dont la présence au procès constitue également un progrès majeur dans la justice pénale internationale qui, dans les premiers tribunaux bâtis exclusivement sur le modèle anglo-saxon, n'entendait pas les victimes en tant que telles mais seulement en qualité de témoins des faits.
Un autre apport majeur qui était prévu et défini plus loin dans le rapport du secrétaire général était l'application du droit applicable.
« B. Agencement d'éléments empruntés au droit civil et à la common law
32. La procédure du tribunal spécial, bien qu'essentiellement accusatoire, emprunte des éléments à la fois au droit civil et à la common law. Si certaines institutions caractéristiques du droit civil en sont absentes, comme celle du juge d'instruction ou encore la constitution des victimes en parties civiles, la procédure du tribunal spécial retient deux éléments de ce droit, à savoir le rôle actif dévolu aux juges et l'institution du procès par défaut :
a) Les juges du tribunal spécial joueront un rôle plus actif dans la conduite du procès et l'audition des témoins. Aux termes de l'article 20 du statut, sauf décision contraire de la chambre de première instance, les témoins sont interrogés dans l'ordre par le président de la chambre, les autres juges, le Procureur et la défense. La chambre de première instance peut aussi appeler d'office des témoins
supplémentaires ou ordonner la production d'éléments de preuves supplémentaires (...) »
Le TSL est certainement, dans ses textes, le tribunal le plus abouti en ce qui concerne l'indispensable mixage des deux grands systèmes de droit de par le monde que sont le droit romano-germanique (qui a pris naissance au Liban) et le droit de la common law.
La pratique est-elle à l'unisson de ces textes ? Tout observateur aura constaté que les débats devant le TSL sont en réalité menés par les parties et non par le président comme au Liban, selon une procédure de common law, suite à une décision de la chambre en début de procédure, décision qui n'a pas fait l'objet de commentaires académiques à ce jour.
Au moment où l'on commence à s'intéresser à l'héritage que le Tribunal spécial pour le Liban laissera aux juridictions libanaises, il est de la responsabilité des chercheurs, des étudiants, des universitaires, des avocats, de suivre les travaux du TSL pour commenter les procédures suivies et le droit appliqué.
Ces procédures, la culture juridique utilisée, les deux à forte influence anglo-saxone, seront-elles utiles, bénéfiques, transposables devant les juridictions libanaises ?
On a vu les réactions de la presse aux procédures d'« outrage à la cour » entreprises contre des médias libanais. Qu'en disent aujourd'hui les juristes ? Quels commentaires académiques ?
Après l'apport majeur que le Liban a fait au droit pénal international par les textes qu'il a proposé, le tribunal a-t-il répondu aux attentes exprimées et que traduisait feu le président Cassese ?
« § 3 Pour réglementer la procédure pénale devant le Tribunal, deux modèles procéduraux doivent être pris en considération : le système libanais, de tradition civiliste, et le modèle adopté dans les tribunaux pénaux internationaux (...)
Il s'agit là incontestablement d'une évolution positive car les spécificités et la vocation même de la justice pénale internationale appellent une approche plus inquisitoire (ou moins accusatoire) : en effet, la poursuite judiciaire et la sanction de crimes internationaux ne mettent pas simplement en jeu deux parties adverses ; elles relèvent de l'intérêt général pour la justice et engagent la communauté internationale tout entière (...) La nécessité de procédures pénales internationales moins longues, moins lourdes et moins coûteuses se fait indéniablement de plus en plus pressante » (extraits du mémoire explicatif du règlement de procédure et de preuve du président Cassese).
La réponse appartient aux professionnels du droit libanais. Leurs commentaires juridiques sont essentiels. Ils seront sans nul doute un apport très important pour le tribunal lui-même et les juristes qui y travaillent, particulièrement les juristes libanais, mais aussi pour l'héritage que le tribunal souhaite laisser.
Source & Link: L'orient le jour
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