Un homme presque nu, portant la barbe, est roulé sur lui-même, trempé, dans ce qui semble être une petite cellule. Dans ses yeux un regard envahi par la panique. Les mains attachées derrière le dos, il tente vainement d'esquiver les coups qui lui sont portés par son agresseur en uniforme des Forces de sécurité intérieure (FSI). L'homme a été identifié comme le cheikh Omar el-Atrache, selon la LBCI. Cette vidéo amateur a fait le tour des réseaux sociaux à la vitesse de l'éclair, le week-end dernier, provoquant un énorme tollé, autant au niveau de la classe politique que de l'opinion publique.
Une autre vidéo postée sur YouTube dévoile des images encore plus terribles : un groupe d'hommes, également presque nus, sont roués de coups par un agent en uniforme, armé d'un bâton en plastique. Ils ont eux aussi les mains attachées, et leurs cris n'empêchent en rien les insultes et la bastonnade qui laisse sur leurs corps des marques rouges. La violence insoutenable de ces agressions à l'encontre d'hommes désarmés, perpétrées par leurs geôliers, a fait dire à Walid Joumblatt, chef du Parti socialiste progressiste, dans un tweet, que « ces scènes de torture à Roumieh semblent tout droit sorties de prisons syriennes, pas libanaises ».
Suite au scandale de la diffusion de ces vidéos, le ministre de l'Intérieur Nouhad Machnouk, en sa qualité de ministre de tutelle des prisons, a réagi dans une conférence de presse qu'il a tenue hier dans l'après-midi en son bureau. Il a précisé que « ces images ont été tournées au cours de la perquisition du bâtiment D de la prison de Roumieh suite à une rébellion des détenus islamistes ». Rappelons que cette perquisition avait eu lieu le 20 avril dernier, quelque trois mois après que ces détenus islamistes avaient été mutés du fameux bâtiment B de la prison, qui était réputé impénétrable, même pour les forces de l'ordre. Le dossier des détenus islamistes emprisonnés sans jugement depuis des années défraie régulièrement la chronique.
Le ministre a donc reconnu les faits, même s'il affirme les avoir découverts après avoir visionné les vidéos. Il a précisé que deux agents de l'ordre, dont les visages sont reconnaissables sur les images, ont déjà été déférés devant le parquet militaire. Mais en soirée, le ministre de la Justice, Achraf Rifi, a annoncé que cinq personnes soupçonnées d'implication dans ces actes de torture ont été arrêtées. M. Machnouk a en outre estimé que quatre à six agents en tout se seraient rendus coupables de violence extrême au cours de ces événements, assurant que l'enquête se poursuit. « Je ne permettrai pas que de tels agissements soient commis tant que je suis à la tête du ministère de l'Intérieur », a-t-il martelé à plus d'une reprise au cours de sa conférence de presse, promettant une « enquête transparente ». « Nous allons prendre les mesures légales et disciplinaires qui s'imposent à l'encontre de ces agents », a-t-il également dit.
Le ministre s'est par ailleurs montré soucieux « de ne pas voir toute l'institution des FSI condamnée pour les agissements de quelques individus ». « S'il y a quatre à six militaires capables de tels actes, cela n'engage pas les centaines d'agents qui étaient sur place, ni les milliers d'autres détenus, a-t-il dit. C'est aussi une institution qui compte des héros dans ses rangs, et qui a mené des opérations très réussies. Après la rébellion au bâtiment D, nous avons autorisé une délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de pénétrer sur les lieux pour recueillir les témoignages des détenus. Aucun autre pays de la région ne l'a jamais fait, ni ne défère ses militaires devant le parquet pour des questions d'ordre disciplinaire. » Il a précisé que plusieurs officiers ont été traduits en justice durant les quatorze mois de ce gouvernement, mais qu'il évite d'en parler « pour ne pas affecter le moral des troupes ».
Répondant à ses détracteurs politiques et à leurs critiques « immorales », le ministre de l'Intérieur a rappelé plus d'une fois que « ce dossier traîne depuis de nombreuses années, et que le gouvernement actuel l'a hérité d'anciens responsables qui n'avaient pas progressé d'un pouce dans sa résolution ». Il en a profité pour souligner qu'un budget a été débloqué pour la construction d'une nouvelle prison.
Machnouk appelé à démissionner
Le scandale a également été suivi de près par le ministre de la Justice Achraf Rifi, qui a qualifié les exactions visibles dans les vidéos de « sauvages et barbares ». Il a demandé très vite au procureur général près la Cour de cassation, le juge Samir Hammoud, de se saisir de l'affaire afin de procéder à l'identification de tous les coupables et de les déférer devant les cours compétentes. À l'Agence nationale d'information, le juge Hammoud a confirmé que les deux agents de l'ordre sont actuellement interrogés.
Les réactions n'ont pas tardé à affluer, qu'elles proviennent d'hommes politiques ou religieux, ou de citoyens, des internautes en particulier. Elles étaient surtout mues par un souci de voir appliqués les droits de l'homme, mais aussi provoquées par l'identité des prisonniers torturés, qui sont de toute évidence des islamistes. Certaines de ces réactions étaient particulièrement virulentes, spécialement celles émanant de personnalités de Tripoli (ville d'origine de la majorité des détenus islamistes). Le rassemblement des ulémas musulmans de Tripoli s'est réuni pour « demander la démission du ministère de l'Intérieur et même sa traduction en justice ». Les ulémas de Ersal, ville d'origine du cheikh Omar el-Atrache, étaient eux aussi en colère.
L'ancien Premier ministre Nagib Mikati a publié un communiqué dans l'après-midi d'hier (son deuxième au cours de la journée), dans lequel il s'est demandé : « Si le ministre de l'Intérieur a reconnu que les faits se sont déroulés au cours de la perquisition qui a suivi la dernière rébellion à la prison de Roumieh, pourquoi n'a-t-il pas pris des dispositions à ce moment-là ? Pourquoi a-t-il attendu que les vidéos aient fuité dans les médias ? Cet incident est-il isolé ou y a-t-il d'autres dont nous ne savons rien ? » M. Mikati a demandé au gouvernement de discuter de ce dossier sous toutes les coutures, étant donné que « la responsabilité ministérielle est bien plus grave que celle que l'on impute à quelques agents de l'ordre ».
L'ancien député de Tripoli Misbah Ahdab n'a pas hésité à appeler le ministre de l'Intérieur à « démissionner ». Il a dénoncé de « tels comportements terroristes qui font des institutions de l'État une usine à fabriquer des terroristes et de futures recrues de Daech ».
Le mufti de la République Abdellatif Deriane a estimé pour sa part que « de telles actions sont contraires aux lois, aux valeurs et aux principes humains », et s'est dit « rassuré par les déclarations des ministres de la Justice et de l'Intérieur, et les poursuites engagées ». L'ancien ministre Fayçal Karamé, le député Samir el-Jisr, le bâtonnier du Nord Fahd el-Moqaddem ont tous demandé au ministre de l'Intérieur de sanctionner les coupables avec fermeté.
Les parents des détenus islamistes, eux, ont appelé à un sit-in hier soir, après la prière.
Des sit-in ont été organisés à Tripoli et à Saïda. Des routes ont été momentanément fermées. L'État islamique a menacé d'agir de même avec les soldats libanais qu'il détient en otage.
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