Les constructeurs de Venus Towers se seraient fondés
« illégalement »
sur la décision, contestée, du ministre de la Culture Gaby Layoun, pour
procéder à la destruction, à coups de pelleteuse, de fouilles portuaires à Mina
el-Hosn.
Rage et amertume sont visibles sur les faces des quelque
quarante défenseurs du patrimoine, venus dénoncer, même si la perte est
irréversible, « le massacre », mardi, à coups de pelleteuse, des
cales à bateaux phéniciennes de Mina el-Hosn, par les promoteurs du complexe
Venus Tours.
Regroupés à midi devant le siège du ministère de la Culture à Verdun, les manifestants
ont protesté contre « le vandalisme orchestré » par l’actuel ministre
Gaby Layoun. Le 26 juin, ce dernier avait en effet officialisé ce que la
société civile craignait depuis plusieurs mois déjà : il a émis la
décision écrite de déclasser la parcelle 1 398 (Mina el-Hosn) du
patrimoine historique à protéger, alléguant que « le site en question ne
recèle aucune trace d’infrastructure portuaire phénicienne, ni même
romaine », contrairement à la conviction de ses prédécesseurs, les anciens
ministres Salim Wardy, Tarek Mitri et Tammam Salam. C’est sur cette décision
que les promoteurs de Venus Tours se seraient basés pour entamer la destruction
du site découvert sur leur terrain, comme le révèle Raja Noujaim, militant
indépendant pour la protection du patrimoine. Or « tout acte fondé sur
cette décision est illégal, puisque celle-ci n’a pas encore été publiée au
Journal officiel. De plus, le délai de deux mois, à l’issue duquel elle entre
en vigueur, est loin de s’être écoulé », dénonce-t-il.
Voies judiciaires
C’est pourtant sur la décision du ministre Layoun que se base la société Venus
Towers dans ses motifs de défense devant les autorités judiciaires, auxquelles
a eu recours mardi l’Association pour la protection du patrimoine libanais
(APPL). D’abord, le juge des référés de Beyrouth, Nadim Zouein, alerté par des
militants de la destruction du site, a ordonné mercredi l’arrêt total des
travaux de construction des Venus Towers sur la parcelle, sanctionnant les
constructeurs d’une amende de 100 millions de livres libanaises. Mais la
procédure ne s’arrête pas là : les militants ont recouru en parallèle à la
juge des référés de Beyrouth (il y en a trois au total) Zalfa el-Hassan, afin
d’obtenir l’interdiction à toute personne d’accéder à la parcelle 1 398.
Cette demande a été approuvée par la juge, qui a interdit cet accès pendant une
semaine et décidé de la nomination de trois experts pour examiner ce qui a été
détruit. Une autre voie de recours envisagée : le Conseil d’État, afin de
dénoncer l’illégalité, non seulement de l’acte de destruction, mais de la
décision du ministre Layoun en question.
Insulte aux citoyens
Les défenseurs du patrimoine accusent en effet le ministre Layoun d’être de
connivence avec la société Venus Towers, depuis qu’il a décidé de nommer, en
mars, un comité d’archéologues, dans le dessein de réfuter les constats du
comité désigné par son prédécesseur, le ministre Salim Wardy, défendant
l’existence de cales phéniciennes, qui n’auraient d’équivalent, selon ces
experts locaux et internationaux, que trois autres dans le monde, notamment en
Grèce et à Chypre. Indépendamment de la teneur des deux rapports, dont les
détails techniques ont déjà été exposés dans nos pages (voir L’Orient-Le Jour
des 24 et 28 mars 2012), la destruction d’un site, dont la préservation avait
mobilisé la société civile et des spécialistes d’archéologie maritime, est en
soi une insulte au peuple. « Notre identité nationale a été volée et
meurtrie ! ! » scandent les manifestants.
Un passé dilapidé
L’anéantissement du port phénicien aura traumatisé les plus fervents militants,
comme la présidente de l’APPL Pascale Ingea, qui avait organisé, tout juste
trois jours avant la destruction des cales, un sit-in devant la parcelle des
Venus Towers. « Alors que nous appelions à la sauvegarde de notre
héritage, de ce qui nous appartient, de ce qui compose notre identité, nous
avons reçu, trois jours plus tard, la belle réponse du ministre Layoun. Merci
! » a-t-elle déclaré. Sa pâle figure et sa voix étouffée par la perte d’un
bien inestimable qu’elle s’était acharnée à sauver reflètent le traumatisme
semblable à celui d’une personne qu’on ampute. Il ne s’agit pas là d’un
portrait qui se veut dramatique. C’est l’état d’esprit réel que ressentent les
individus sensibles à l’esthétique de la pierre, à la valeur des traces que
lègue comme un cri de survie le passé. C’est le cas de Chrystelle et de Farid,
deux jeunes étudiants de l’ALBA, qui estiment « honteux de détruire notre
histoire » et s’indignent du silence des jeunes dans cette affaire ; ou
encore de Waël Amhaz et de Jad Abdallah, deux jeunes consultants financiers,
passionnés d’histoire et d’archéologie, ayant inscrit sur un carton :
« Le phénix renaîtra de ses cendres et vous maudira. »
« Bientôt, des
bulldozers détruiront Baalbeck »
Plus loin, une experte d’archéologie maritime et chercheuse à l’Institut
français pour le Proche-Orient, Justine Gaborit, s’étonne de la destruction des
cales « dans un pays qui revendique son passé phénicien. On aurait dû en
préserver la trace, tant qu’on a eu la chance de la découvrir ». Priée
d’établir une comparaison au niveau de la préservation des sites avec la
France, elle reconnaît que « partout l’archéologie est perçue comme
entrave à l’expansion économique, sauf qu’on oublie qu’elle est également
associée au tourisme ». « En tout cas, même si en France des sites
sont détruits, c’est toujours une solution intermédiaire qui est trouvée
lorsque la société civile se mobilise pour leur préservation »,
ajoute-t-elle.
Ce qui accroît l’impact de la perte des cales phéniciennes, c’est que leur
préservation n’aurait aucunement empêché l’édification du complexe : il
n’aurait fallu que désaxer l’une des trois tours, comme le fait remarquer
Pascale Ingea. Quoi qu’il en soit, « que le site soit ou pas un site de
cales, ou qu’il soit une simple carrière, comme d’aucuns le prétendent, rien ne
justifie la destruction de vestiges historiques ! » conclut-elle. Plus
loin, Lynna lance un trait d’esprit, teinté d’une profonde mélancolie :
« Bientôt, ils enverront des bulldozers détruire Baalbeck »... sauf
si l’affaire des cales phéniciennes constitue un précédent en termes de
sanction qui remettrait en question l’impunité sur laquelle s’édifient les
constructions modernes, en bénéficiant de la couverture d’institutions
officielles.
Au sein du ministère de la Culture, déjà, la polémique bat son plein. Hier, un
archéologue contractuel, Hisham Sayegh, a présenté sa lettre de démission au
ministre Layoun, l’accusant de « détruire, comme aucun ministre avant lui,
les trésors du Liban »
http://www.lorientlejour.com/category/Liban/article/766049/Devant_le_ministere_de_la_Culture,__des_citoyens_crient_leur_rage_apres__%3C%3C+le_massacre_des_cales_pheniciennes+%3E%3E.html