Jeanine Jalkh
La chambre de première instance du Tribunal spécial pour le Liban a entendu hier, pour la première fois, des enregistrements inédits portant sur la teneur d'une réunion qui s'était déroulée entre l'ancien Premier ministre Rafic Hariri et l'ancien chef des services de renseignements syriens au Liban, Rustom Ghazalé. Était également présent à cette rencontre, qui avait eu lieu le 4 janvier 2005, le journaliste Charles Ayoub, en sa qualité de médiateur à l'époque.
La bande sonore, d'une qualité relativement mauvaise, avait été remise aux enquêteurs du TSL par le chef des services de renseignements des Forces de sécurité intérieure, Wissam el-Hassan, assassiné en octobre 2012 à Achrafieh.
Si l'admissibilité des enregistrements en tant que tels n'a pas été contestée par la défense, celle-ci a toutefois objecté le fait que la teneur de la bande audio soit commentée par le député Ghazi Youssef, un ami et proche de Rafic Hariri qui comparaissait hier devant la cour pour le second jour consécutif.
Plaidoyer en faveur de Taëf
Après un débat juridique entre la défense et l'accusation sur la question de la pertinence de l'intervention du témoin sur les enregistrements, les juges ont fini par accepter la requête de l'accusation qui maintenait l'idée selon laquelle M. Youssef est la personne « la mieux placée » pour commenter le climat qui régnait lors de cette réunion. Dans les bandes audio diffusées devant les juges, on entend les trois hommes évoquer les sujets-clés qui marquaient la scène politique à l'époque. Au cours de la conversation, il est notamment question, de manière implicite, de la perte de confiance entre Rafic Hariri et la Syrie, notamment au lendemain des tensions survenues suite à la prorogation du mandat du président Émile Lahoud.
Si la résolution 1559 et la Syria Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act y sont mentionnées de manière succincte, la discussion portera principalement sur la nouvelle loi électorale, dite « loi Sleiman Frangié », du nom de son initiateur, à l'époque ministre de l'Intérieur, qui avait présenté en août 2004 le texte au gouvernement de Omar Karamé.
Sur l'une des bandes, l'on entend l'ancien Premier ministre plaider devant son interlocuteur syrien en faveur du respect de Taëf, insistant sur la nécessité de revenir à ces accords pour élaborer une loi électorale.
« La présence syrienne au Liban n'est-elle pas justifiée par les accords de Taëf ? Tout ce dont nous parlons n'est-il pas également fonction de ces accords ? Alors pourquoi passer outre ces accords avec une nouvelle loi électorale ? » demande Rafic Hariri à Rustom Ghazalé.
Le leader sunnite lui assure par ailleurs que si le gouvernement venait à adopter une loi sur la base du caza, il l'approuverait. Une mesure à même de rassurer les chrétiens, précise-t-il. On peut également entendre l'officier syrien évoquer ses relations avec Walid Joumblatt à qui Damas « ne veut aucun mal et qu'il ne souhaite pas briser », dit-il. Et Rafic Hariri de demander, dans le cadre des échanges, à Rustom Ghazalé d'intervenir auprès du gouvernement pour que le dossier de Marwan Hamadé, visé par un attentat à la voiture piégée, soit déféré devant la Cour de justice.
Prié de commenter certains passages sonores, Ghazi Youssef constate tout d'abord un changement de ton certain chez l'ancien Premier ministre, qui, au début de la conversation, « était cérémonieux, pour devenir à la fin plus détendu, plus amical », précisant toutefois qu'il s'agissait d'un « ton amical artificiel, bien entendu ».
Il note également la
réponse-clé et frontale de Rafic Hariri à l'expression utilisée lors de cette rencontre, à savoir que le « Liban ne peut être gouverné ni depuis la Syrie ni contre la Syrie ». Ce à quoi M. Hariri répond : « Oui, mais à condition que celui qui gouverne le Liban soit réellement capable de le faire. »
« Le Liban ne peut certes pas être gouverné en dehors de la volonté de la Syrie. Mais peut-être que les Libanais devraient avoir un rôle plus prépondérant dans la gestion de leur pays », pouvait-on entendre M. Hariri dire à Rustom Ghazalé sur la bande sonore un peu plus tôt.
Pas d'ambition politique
Le témoin relève par ailleurs les propos de l'ancien chef du gouvernement réitérant, à plusieurs reprises devant l'officier syrien, qu'il n'a pas l'ambition de devenir Premier ministre, que son seul désir est de se présenter aux élections législatives, lesquelles détermineront la suite. Seul l'intérêt du Liban et de la Syrie lui importait, assurait-il.
Le sujet des élections parlementaires, prévues pour mai 2005, avait d'ailleurs fait l'objet de plusieurs questions adressées par le représentant de l'accusation, Graeme Cameron, au témoin. Ce dernier expliquera ainsi qu'en prévision des élections de 2005, Rafic Hariri « n'était plus disposé à accepter les pressions comme celles qui avait été exercées sur lui avant » par les Syriens.
Évoquant le projet de loi électorale de l'ancien ministre Sleiman Frangié, il a précisé que le texte visait à remodeler les circonscriptions électorales de sorte à rendre la tâche difficile à l'ancien Premier ministre. « C'était une loi plus injuste à l'égard de Rafic Hariri », dit-il.
« Rafic Hariri disait devant tous ses visiteurs qu'il allait se présenter aux élections et qu'il allait même le faire dans la circonscription la plus difficile, à savoir la deuxième circonscription (une circonscription mixte avec des électeurs chiites, sunnites chrétiens et arméniens, transformée en mégacirconscription ). Celle-ci avait été spécialement découpée de manière à ce qu'il perde », dit-il.
Le témoin relate en outre les propos prononcés par Rafic Hariri à son adresse quelques jours avant son assassinat devant un ami commun, Joe Issa el-Khoury, lorsqu'il avait dit : « Je vais me présenter aux élections aux côtés de l'opposition dans toutes les régions libanaises. » « Attends un mois et tu me verras sur le perron de Bkerké, main dans la main avec Walid Joumblatt et le patriarche, avec des listes communes. La seule manière pour que les Syriens sortent du Liban est de gagner les élections », avait-il relevé.
M. Youssef a également été interrogé sur les visites qu'effectuait plus ou moins régulièrement l'ancien Premier ministre – une fois tous les deux mois – au secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et dont il parlait peu. « "Dans la vie, il faudrait plutôt rester proche de tes ennemis que de tes amis", m'avait dit un jour l'ancien Premier ministre », poursuit le témoin. « M. Hariri voulait attirer le Hezbollah le plus près possible de l'action politique à laquelle il aspirait, "vers la logique de la libanité de la cause" », dit-il.
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