« Les gendarmes ont sorti mon ami de sa cellule, l'ont menotté aux pieds et aux mains, et ont commencé à lui asséner des coups. Ils l'ont violemment frappé avant d'appeler ses parents pour leur dire que leur fils était gay. »
Il y a quelques jours, le monde célébrait la Journée mondiale contre la torture, alors qu'au Liban, les appels fusaient de partout pour mettre fin à cette pratique qualifiée par l'Onu de « systématique » et d' « inquiétante ». La publication de vidéos montrant la torture de détenus dans la prison de Roumieh avait, pour rappel, mobilisé l'opinion publique, choquée de voir de telles images dont elle aurait pourtant dû se douter. La torture dans les prisons et les postes de police n'est pas en effet chose nouvelle au Liban. C'est d'ailleurs ce que vient rappeler une déplorable affaire survenue il y a trois semaines... Une affaire qui remet sur le tapis le droit des citoyens à une vie privée et à une liberté d'orientation sexuelle, à l'heure où le mariage gay fait la une des journaux après avoir été légalisé aux États-Unis...
Une descente aux enfers
Omar* a 30 ans. Il est ingénieur civil dans un bureau d'études au centre-ville de Beyrouth. Après sa formation à l'Université Saint-Joseph, il décide de s'installer il y a quelques années au Liban, quittant sa petite amie et l'Europe, où ses parents travaillent toujours et où il a vécu la plus grande partie de son enfance et de son adolescence. Pour L'Orient-Le Jour, il a accepté de témoigner au sujet des événements qu'il a vécus durant le mois de juin. Il espère, confie-t-il, « contribuer ne serait-ce qu'à un petit changement au sein de la société à travers ce témoignage ».
L'histoire, comme rapportée par Omar, commence au soir du 9 juin 2015, à 20h30. Omar raccompagne son ami, Samer* (25 ans), jusqu'à sa maison au Liban-Sud, comme il le fait souvent. Cette nuit-là, un barrage de contrôle est inhabituellement érigé à l'entrée du Liban-Sud. Machinalement, Omar remet ses papiers d'identité et ceux de la voiture au militaire, pendant qu'un autre fouille son ami à l'extérieur du véhicule. Quelques minutes plus tard, un soldat lui demande de sortir à son tour du véhicule, lui confisque son téléphone et lui passe les menottes aux mains. Omar aperçoit alors son ami, également menotté, dans la voiture des soldats. Dans son sac à dos d'étudiant, ils ont trouvé un demi-gramme de haschisch, « pour utilisation personnelle » et dont Omar ne connaissait pas l'existence. « Ils nous ont pris à un commissariat du Sud, raconte Omar. Je savais que j'étais dans un pétrin, mais je me disais que le test médical de détection de substances illicites allait s'avérer négatif et que j'allais bientôt sortir. Je n'ai jamais consommé de haschisch ou une autre drogue. »
« Après avoir pris mes coordonnées et effectué un bref interrogatoire avec nous, durant lequel j'ai expliqué au commissaire que je n'avais rien à voir dans toute cette histoire, ils nous ont autorisés à faire un appel téléphonique vers minuit. J'ai appelé mon petit frère pour lui dire de ne pas s'inquiéter. Samer, lui, ne voulait appeler personne. Il avait l'habitude de passer la nuit en dehors de la maison. Nous avons passé la nuit dans une cellule. Ce n'était pas trop désagréable. Le lendemain, à 13 heures, on nous a emmenés à un bureau de lutte antidrogue au Sud, et c'est là qu'a commencé la descente aux enfers. »
Dans ce bureau, les deux jeunes hommes subissent un nouvel interrogatoire très violent. Ils sont traités de tous les mots par l'inspecteur en charge. « On m'a demandé de faire un test d'urine et on m'a dit que s'il était négatif, je pourrais m'en aller, ajoute Omar. Comme je n'avais pas de quoi payer les frais du test, j'ai appelé ma mère en vacances à Beyrouth et lui ai raconté mon aventure. Elle est venue me donner de l'argent et a été contrainte de repartir. Le test d'urine s'est avéré négatif, mais ils ne me l'ont pas dit. Ils ont ensuite fouillé mon téléphone, mes photos, ma boîte e-mail et mes messages. Examinant mes conversations avec Samer, ils se sont attardés sur le fait que je l'appelais "Habibi". J'ai alors nié toutes ces accusations d'homosexualité. Ils ont menacé de faire venir un médecin légiste qui pourrait déterminer si je mentais et m'ont ensuite montré les résultats de mon test d'urine sur lequel s'affichaient deux barres rouges. Il était négatif, mais ils m'ont fait croire que les deux barres signifiaient qu'il était positif. Ils voulaient que j'avoue d'où j'achetais ces substances et avec qui je les consommais. Je n'ai rien dit. Ils ont alors sorti mon ami de sa cellule, l'ont menotté aux pieds et aux mains, et ont commencé à lui asséner des coups de poing, des coups de pied et des coups de bâton. Ils lui ont mis la tête dans de l'eau froide pour qu'il donne des noms de dealers, de toxicomanes. Ils lui ont aussi dit que j'avais avoué qu'on avait eu des relations sexuelles ensemble. Ils lui ont assuré que cela allait rester confidentiel et que cela n'était pas grave du fait que nous n'avions pas été attrapés en flagrant délit dans la rue. Sous la pression, mon petit ami a tout avoué. Ils l'ont violemment frappé et même électrocuté. J'ai également dû subir un traitement similaire pour livrer une liste de noms de la communauté gay et j'ai également été battu par l'inspecteur. Face à notre silence, ils ont appelé nos parents. Ils leur ont dit que nous étions gays alors qu'ils n'en savaient rien. »
(Pour mémoire : Plus d'une femme sur deux arrêtées au Liban est torturée, révèle le CLDH)
« Où croyez-vous que nous sommes ? »
Quand la mère de Omar débarque au bureau de lutte antidrogue, elle fait une crise de nerfs et s'évanouit à l'annonce de la nouvelle. Le père de Samer, lui, injurie son fils qu'il ne peut voir derrière les barreaux. Les inspecteurs tentent en effet de dissimuler à son papa son visage défiguré et boursouflé. L'inspecteur conseille alors à la mère de Omar de recourir à un avocat. Lorsqu'elle cherche à savoir si son fils va être battu, l'inspecteur lui répond : « Walaw, madame, sûrement pas. Où croyez-vous que nous sommes? »
Les deux jeunes hommes passent 6 jours au Sud, durant lesquels ils ont, au quotidien, le choix entre la torture (le bâton) et la divulgation de noms de la communauté gay (une feuille et un papier), sous une grosse pancarte accrochée au bureau de l'inspecteur et sur laquelle est écrit en trois langues : « Tout usage de la force est interdit durant les interrogatoires ». Samer est accusé de consommation de substances illicites et d'homosexualité, et Omar d'homosexualité. Ils sont ensuite transférés au poste de police de Hobeiche, à Beyrouth. Là, ils subissent un interrogatoire des plus déroutants. « Ils voulaient savoir dans le détail ce que nous faisions ensemble, qui faisait quoi au lit, dans les moindres détails, confie Omar. Nous sommes restés cinq jours à Hobeiche, dans une cellule de 20 mètres carrés comprenant une vingtaine de personnes. Nous devions dormir et manger assis. Nous attendions d'être transférés devant le juge mais nous n'étions pas optimistes. Nos compagnons de cellule étaient en détention provisoire depuis plus de 50 jours. Nos parents, eux, avaient eu recours à des avocats mais n'osaient pas trop recourir à leur carnet d'adresses pour nous faire sortir. Ils avaient honte en quelque sorte. Toute ma vie s'écroulait devant moi. J'étais tellement gêné que je laissais les choses se faire. Le cinquième jour à Hobeiche, je me suis évanoui. Ma mère est venue me voir avant qu'on nous emmène à Saïda au Palais de justice. »
Et Omar de poursuivre : « Nous sommes restés huit jours enfermés avec 200 prisonniers. Le pire est que les gendarmes avaient dit à haute voix aux détenus que nous étions des homosexuels. Alors qu'ils nous disaient que les interrogatoires étaient confidentiels, tous mes compagnons de cellule savaient tous les détails. Ils auraient pu nous violer, personne n'aurait jamais rien su. Ce n'est qu'après huit jours que j'ai pu voir le juge qui m'a accordé deux minutes. J'ai signé un papier et mon avocat a payé une caution. Au bout de trois semaines, j'ai été remis en liberté, alors que mon copain était toujours en détention. »
Pour ce jeune homme qui a toujours eu une vie sexuelle très hétéro mais qui raconte s'être épanoui depuis qu'il a rencontré Samer, cette histoire ne devrait pas passer sous silence. « Le pire est arrivé, je n'ai plus rien à perdre, affirme l'ingénieur parfaitement francophone. Mon père ne m'adresse plus la parole depuis qu'il a su ce qui est arrivé, et je sais que j'ai été puni sans avoir fait le moindre mal à qui que ce soit. Cela ne m'empêchera pas de vivre ma vie comme bon me semble et je pense que j'ai, dorénavant, en horreur toutes les personnes en uniforme. »
Le ministre Machnouk se saisit de l'affaire
Contacté par L'Orient-Le Jour mardi soir, le conseiller du ministre de l'Intérieur Nouhad Machnouk, Jad Akhaoui, prié de commenter l'affaire, a assuré que les pratiques de torture ne reflètent d'aucune façon la vision et les valeurs défendues par le ministère qui « suivra cette affaire de près pour écouter la version des inspecteurs coupables et les punir le cas échéant ». Des propos repris par une source autorisée au sein des Forces de sécurité intérieure qui a encouragé les victimes à porter plainte contre les membres des FSI qui les ont torturés. « Il est vrai que la loi condamne toujours au Liban les relations contre nature, mais cela ne signifie pas pour autant que la torture est permise contre les homosexuels », a souligné la source en question.
Hier, et suite à des contacts entre L'Orient-Le Jour et le ministre Machnouk, celui-ci, qui a pris l'affaire très à cœur et lui a accordé tout l'intérêt qu'elle mérite, a dépêché une équipe de gendarmes et un médecin légiste auprès de Samer. Au Palais de justice de Saïda, le médecin l'a examiné. S'il n'a pu déceler de grosses traces de coups sur son corps, 20 jours après son passage au bureau de lutte antidrogue, l'enquête se poursuit malgré tout pour faire parler l'inspecteur responsable. Samer, lui, a été libéré une demi-heure plus tard. Affaire à suivre...
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