Sandra NOUJEIM
Le projet de décret, avancé par le ministre de la Justice Chakib Cortbawi le 20 septembre, qui prévoit la création d’une commission nationale indépendante pour les victimes de disparition forcée, n’a pas été approuvé en Conseil des ministres hier. Ce dernier a préféré créer un comité ministériel (formé des ministres Chakib Cortbawi, Waël Bou Faour et Assem Kanso) pour évaluer l’utilité de la commission proposée. « L’affaire des disparus est en soi problématique, pourquoi créer de nouveaux remous avec la commission proposée par le ministre Cortbawi ? » explique le ministre des Affaires sociales Waël Bou Faour à L’Orient-Le Jour. La principale réserve exprimée contre la commission proposée par le ministre Cortbawi est qu’elle place dans le même panier deux affaires aux embranchements différents : celle des Libanais détenus en Syrie et celle des Libanais disparus pendant la guerre civile.
Si l’on considère le net écart au niveau des chiffres entre les deux dossiers (600 détenus, selon les organisations libanaises, contre 17 000 disparus), si l’on ajoute à cela la complexité de retracer le destin des disparus, le réexamen du passé et le processus de réconciliation qui l’accompagne, sans compter les différences de régimes juridiques qui régissent les deux dossiers (conventions internationales pour les détenus en Syrie et droit interne pour les disparus), tous ces éléments présageraient d’une éventuelle phagocytose du dossier des détenus par celui, plus large et encore peu élucidé, des disparus de guerre.
« Confier les deux dossiers à une seule commission ne vise qu’à enterrer le dossier des détenus », explique à L’OLJ le journaliste Pierre Atallah, chargé du dossier des détenus en Syrie au sein de la Fondation des droits de l’homme et du droit humanitaire (FDHDH). Il déclare d’ailleurs qu’il n’existe « aucun élément dans le texte proposé qui évoque l’existence de détenus dans les prisons syriennes, à part de vagues généralités qui n’aboutissent à rien ». Pierre Atallah insiste en outre sur l’enjeu de l’affaire des détenus dans les geôles syriennes par rapport aux relations libano-syriennes, laissant entendre que le projet proposé fait écho à la politique de Damas dans ce domaine. Rappelons que le ministre syrien des Affaires étrangères avait répondu, en 2005, à ceux qui réclament de connaître le sort des Libanais détenus en Syrie, à « fouiller d’abord dans vos fosses communes ». Après la fuite du Libanais Yaacoub Chamoun, détenu depuis vingt ans en Syrie et qui a pu rentrer au Liban il y a trois mois, la version des autorités officielles syriennes, qui ne reconnaissent que l’existence de 120 détenus dans leurs prisons, a été discréditée. Dans ce contexte, la proposition de Chakib Cortbawi servirait à nourrir l’illusion de l’examen d’un dossier, que les Syriens n’ont jamais voulu résoudre.
Ghazi Aad...
Pareil enjeu est catégoriquement dénoncé par Ghazi Aad, président de l’association SOLIDE (Soutien aux Libanais en détention et en exil), dont un communiqué publié hier a déclaré l’appui absolu de l’association au projet du ministre Cortbawi. « Nous avons été, depuis huit ans, les seuls à évoquer l’affaire des détenus dans les geôles syriennes », a-t-il affirmé à L’OLJ, soulignant que « la plus grande partie des affaires que nous traitons sont celles de disparitions forcées ». « La création d’une commission est déjà un pas en avant vers une solution au dossier. Quoi qu’incomplète, cette initiative promet de nous conduire vers la route que nous recherchons », a-t-il ajouté.
Notons que l’observatoire juridique al-Moufaqira al-Qanouniya a publié des remarques sur le projet de Chakib Cortbawi, qu’il a critiquées tant dans la forme que sur le fond. Au niveau de la forme précisément, l’observatoire rappelle que le Conseil d’État avait émis un avis en la matière, qualifiant d’inconstitutionnel le fait de prévoir une commission par un décret et non une loi. « La résolution d’une affaire socio-politique de cette envergure ne saurait se faire en dehors d’une loi », avait estimé le Conseil d’État. Le rapport d’al-Moufaqira al-Qanouniya dénonce en outre « la réduction des fonctions effectives de la commission », ne pouvant prévoir les modalités d’action de cette dernière. « Le décret proposé se trouve ainsi lui-même dénaturé », conclut sur ce point le rapport. À cela, Ghazi Aad continue sur sa lancée et invoque l’atermoiement caractéristique du travail du législateur au Liban. Il dément enfin que le décret proposé soit un simple anesthésique, ou une sorte de faux cadeau, dont l’essence serait étroitement politique.
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